Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 24.djvu/761

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
757
LE VOYAGE D’UN HOMME HEUREUX.

Il devait faire tout d’un coup la décoration de cette ville oubliée ; à peine mort, il devient à la fois l’enseignement et l’orgueil de ses concitoyens les plus pauvres ; il est là, debout, veillant au milieu des siens ; et, ce qui ajoute encore à l’intérêt de cette statue c’est que le statuaire, aussi bien que le héros qu’il a représenté, est un enfant de ces montagnes. L’un et l’autre ils ont connu, comme nous tous au reste, la vie misérable des enfans pauvres. Et qui leur eût dit cependant qu’à cette même place, celui-ci devenu un héros, et celui-là un grand artiste, celui-ci élèverait un monument de bronze à celui-là.

Enfin, à quelques lieues plus loin, dans un tourbillon de feu et de fumée, par toutes sortes de bruits effroyables, au battement des métiers, aux éclats du marteau, aux brûlans soupirs du soufflet dans la forge, au milieu des vagues fumantes de la fonte qui bouillonne, quand toute la ville est en ébullition, quand tout est bruit, fracas, fumée, feu, incendie, pompe, charbon qui brûle, charbon qui sort de la terre, minerai devenu fonte, fonte devenue fer, fer devenu barre ; quand chacun lime, aiguise, repasse ou tisse ; quand le satin blanc comme la neige se mêle dans ce bruit aux fusils et aux boulets, quand le chemin de fer arrive, jetant sa dernière étincelle fatiguée de travail, quand le gaz traverse toute la ville, moins pour l’éclairer que pour montrer dans toute leur étendue ces ténèbres profondes, à cette heure de bruit, de fumée, de tumulte, moi aussi je suis entré dans ma ville natale, à Saint-Étienne, cet admirable monceau de charbon et de satin dont j’ai parlé si souvent, dont je parlerai toujours.

Au milieu de cette tempête de toutes les heures, rien n’est charmant à réciter ou à relire comme une page de l’Astrée, ce beau roman écrit, inspiré, pensé au milieu de ces montagnes, au-dessus de ces volcans, par ce gentilhomme de tant d’esprit et d’élégance, nommé d’Urfé. Figurez-vous donc, au milieu de ces rues populeuses et bruyantes, parmi ces hommes à la figure toute noircie, parmi ces femmes que l’on prendrait pour des hommes, à leurs bras nus comme leur poitrine, figurez-vous une page de la tendre pastorale chantée là, il n’y a pas encore si long-temps :

« Vous dirai-je tout le bonheur de Filandre ? Il m’a protesté depuis que, malgré toute l’impatience de ses désirs, il n’avait jamais été plus heureux. Toutes ces privautés, si innocentes de ma part, redoublèrent son amour. Il descendait dans le jardin pendant la nuit, et il en passait une partie sous les arbres. Daphné, qui cou-