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LE VOYAGE D’UN HOMME HEUREUX.

bouche si honnête. Le mot fut entendu par un homme qui venait tout droit du Forez, et voilà nos deux voyageurs qui se reconnaissent et qui se récitent à leur façon le dulcia linquimus arva. — De Rome, il s’en fut à Paris, la ville des poètes. La grande poésie du XVIIe siècle y retentissait encore, ou plutôt elle marchait plus que jamais triomphante et tête levée ; notre Stéphanois obéit à cette influence toute puissante ; il prêta à recueillir avec respect les derniers bruits de Racine et de La Fontaine ; et enfin, après avoir vu tout ce qu’il pouvait voir, il s’en revint dans ses montagnes pour mourir où il était né.

Son retour fut une grande joie pour sa famille, pour ses amis, et bientôt pour la contrée tout entière, car il apportait avec lui toute une poésie, la poésie du sol natal, la langue forésienne, le patois que parle le peuple de ces rivages, espèce d’italien rauque et entêté qui se plie cependant à toutes les exigences de la passion. Chapelou est donc un poète patois, et voilà pourquoi sa renommée n’a pas été plus loin que ses montagnes. Mais aussi, dans ces montagnes, nulle renommée n’est comparable à celle de Chapelou ; le dernier paysan qui passe, récite ses vers en patois ; la jeune fille la plus agaçante chante ses noëls ; les grandes autorités villageoises répètent ses épigrammes ; il n’est pas de bonne fête où ses chansons ne soient les bien-venues : il est tout à la fois l’Homère et l’Anacréon de notre rivage ; il a des chants pour toutes les positions de la vie, il a fait des sonnets, des romances, des épîtres, des bouts rimés, des épigrammes, des noëls ; il a fait des fanfares, il a fait des épitaphes, il a fait des bouquets à Chloris. Chapelou mieux que personne, dans ce siècle peut-être et dans cette province à coup sûr, avait mis en œuvre les derniers reflets du XVIIe siècle, et ainsi il avait pu embellir cette langue naïve qu’il parlait si bien, ce patois dont il est le sauveur, des tours heureux, incisifs, tout nouveaux, qu’il avait appris à l’école des écrivains du grand siècle. — Lisez plutôt quelques-uns de ces vers :

Do tion que j’êra amant, fazin bin mes farettes
J’aïn toujours tréy ou quatrou courettes ;
Mais à presen je soi devenu vió,
J’ó connusses à mon chaviò,
Me sociou plus d’iquelles amourettes.
J’amour ben mió bère queuque fouliettes :
Quand j’ai,
Quand j’ai l’argent d’un pot de vin
Soi plus content qu’un échevin.