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LE VOYAGE D’UN HOMME HEUREUX.

éblouissante de l’empereur. Mais nous verrons cela plus tard ; hâtons-nous, car voici notre grand orage qui va nous reprendre ; hâtons-nous, car au point du jour nous verrons Marseille. Voici Marseille, mais, dans cet admirable coin de terre qui a été long-temps une terre grecque et long-temps une terre romaine, ne cherchez aucun vestige de la Grèce ou de l’Italie. Marseille est uniquement et tout-à-fait une ville française ; elle a l’esprit, l’activité, le courage, l’énergie, le bon sens de la France ; elle s’inquiète peu d’art et de poésie ; elle sait bien qu’elle n’a pas été placée là pour rêver, mais pour agir. Aussi échappe-t-elle aux antiquaires et aux touristes ; aussi méprise-t-elle de tout son cœur ces méchantes petites reliques à l’usage des villes qui n’ont rien à faire. Elle a renversé tout son passé, elle ne vit que dans le présent. Elle a oublié ses origines, elle ne veut pas remonter plus haut que la France. Elle sait toutes les langues, elle porte tous les habits, elle connaît toutes les monnaies, elle a le secret de toutes les marines, elle est plus fière de son port que d’avoir produit l’Iliade ; de cette belle mer qu’elle domine, elle ne sait d’autre histoire, sinon ce que la mer emporte et ce qu’elle rapporte. C’est une ville qui chante victoire depuis le soir jusqu’au matin ; ne la dérangez pas.

J’ai vu à Marseille un triste spectacle. Mme Dorval, cette ame en peine, était venue avec sa pacotille, bien usée depuis cinq ans, de drames modernes, et, entre autres, elle avait apporté dans son bagage Angelo, tyran de Padoue. Vous savez comment elle joue la Thisbé, avec quel désespoir et combien de larmes touchantes ! Elle paraît, elle est reçue avec acclamations, le parterre est heureux de la revoir ; mais bientôt les transports font place au silence, le silence à l’ennui ; le peuple de Marseille, avec son bon sens de chaque jour, ne peut pas supporter long-temps ce pêle-mêle de poison, de contre-poison, de portes secrètes, de mensonges, et, afin de concilier toutes choses, son dédain pour le drame, son admiration pour l’actrice, ils applaudissent la grande comédienne avec fureur, et ils sifflent en même temps de toutes leurs forces le drame malencontreux. Ma foi ! vive le bon sens ! il n’y a que cela pour bien juger les œuvres de l’esprit !

Quelle rage a-t-on, je vous le demande, de s’arrêter dans tous les lieux où il y a quelque souffrance à voir ? Pourquoi ne pas laisser de côté ces misères qu’on ne peut soulager, les larmes et les crimes, la prison et l’hôpital ? Te trouves-tu donc trop heureux, toi qui voyages ? Mais non, il faut obéir à l’instinct qui vous pousse malgré vous à tout voir. D’ailleurs le bagne a été si fort à la mode pendant dix ans, qu’en bonne littérature il n’est guère permis de ne