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SCHILLER.

où celui qui promettait de lui assurer une existence honorable l’avait une seconde fois trompé. Ses œuvres lui avaient fait des amis à Leipzig. Ce fut vers cette ville de savoir et de poésie qu’il tourna ses regards. En quittant Mannheim, il emportait cependant deux titres qui ne devaient pas lui être inutiles. Il avait été nommé membre de la société allemande du Palatinat, et le duc de Weimar, dans un voyage qu’il fit à Mannheim, lui avait conféré le titre de conseiller. Ce titre était purement honorifique ; mais, dans un pays comme l’Allemagne, où l’on attache encore tant d’importance à ces vaines dénominations, M. le conseiller Schiller pouvait, aux yeux de bien des gens, passer pour un personnage plus considérable que Frédéric Schiller, auteur de trois grands drames.

Au mois de mars 1785, Schiller écrivit à son ami Huber, à Leipzig : « Je ne veux pas être moi-même chargé de régler mes comptes, et je ne veux plus demeurer seul. Il m’en coûte moins de conduire une affaire d’état et toute une conspiration que de diriger mes affaires matérielles. Nulle part, vous le savez vous-même, la poésie n’est plus dangereuse que dans les calculs matériels. Mon ame n’aime pas à se partager, et je tombe du haut de mon monde idéal, si un bas déchiré me rappelle au monde réel. En second lieu, j’ai besoin, pour être infiniment heureux, d’un ami de cœur qui soit toujours près de moi, comme mon ange, et auquel je puisse communiquer mes pensées au moment où elles naissent, sans avoir besoin de lui écrire ou de lui faire une visite. L’idée seule que cet ami ne demeure pas sous les mêmes lambris que moi, qu’il faut traverser la rue pour le trouver, m’habiller, etc., anéantit la jouissance que j’aurais à le voir. Ce sont là des minuties, mais les minuties ont souvent bien du poids dans le cours de notre vie. Je me connais mieux que des milliers d’autres hommes ne se connaissent eux-mêmes. Je sais tout ce qu’il me faut et combien peu il me faut pour être entièrement heureux. Si je puis partager votre demeure, tous mes soucis disparaissent. Je ne suis pas un mauvais voisin, vous pouvez le croire. J’ai assez de flexibilité pour m’accommoder au caractère d’un autre, et une certaine habileté, comme dit Yorick, pour l’aider à devenir meilleur et à s’égayer. Je n’ai besoin du reste que d’une chambre à coucher qui me serve en même temps de cabinet de travail, et d’une autre chambre pour recevoir des visites. Il me faudrait une commode, un secrétaire, un lit et un canapé, une table et quelques chaises. Je ne veux pas demeurer au rez-de-chaussée, ni sous le toit, et je ne voudrais pas non plus