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l’Europe entière sait les noms, arrivent d’un côté les rois, les princes, les républiques, les royaumes, timides acheteurs, pendant que de l’autre côté se tient le valet de chambre de quelque Rotschild ! Presque toujours c’est le valet de chambre qui, à la fin de la vente, emporte sous son bras le chef-d’œuvre tant débattu, ce chef-d’œuvre qui, entre les mains d’un roi ou d’un peuple, appartenait un peu à tout le monde, et que personne ne revoit plus.

Ceux qui ont eu l’honneur d’approcher le prince de Lucques, et qui peuvent dire avec quelle passion éclairée et sincère son altesse aime les beaux arts, ceux-là seulement pourraient dire que la nécessité, de sa main de fer, a seule fermé ce beau musée, ouvert à tous d’une si hospitalière façon. Mais si le duché de Lucques est peut-être le plus frais, le plus limpide, le plus charmant des petits royaumes, en revanche il en est peut-être le plus pauvre. Dans ce calme et paisible domaine, où tout est repos, fraîcheur et verdure, où l’herbe pousse dans les fossés du château, qui ne dédaigne pas cette humble récolte, même avec les habitudes et le cœur d’un grand prince, il est difficile d’en conserver toujours les allures. Tous les accessoires des existences royales, les vieux monumens, les marbres, les tableaux, l’armée stipendieuse et glorieuse des artistes, n’appartiennent plus de nos jours qu’aux grands seigneurs assez riches pour les payer dignement. Le temps est passé où les princes de la maison d’Est et de Ferrare, et les Médicis eux-mêmes, avaient à leur solde avare, et souvent pour bien peu d’argent, les plus grands peintres, les plus grands poètes, les plus habiles sculpteurs, les plus excellens architectes de l’Europe au XVIe siècle. Aujourd’hui, chaque vers d’un poète populaire est d’un prix inestimable, chaque tableau d’un maître illustre représente une fortune ; les musiciens eux-mêmes, qui ont été de pauvres diables bien plus long-temps que les autres artistes leurs confrères, ont singulièrement augmenté le prix de leur génie ; à ces causes, il n’est plus possible d’être un Mécène à bon marché, il n’est plus possible d’encourager les beaux arts et de n’être pas immensément riche ; à peine a-t-on le droit de les aimer. Et d’ailleurs, comme la possession des chefs-d’œuvre a cela d’étrange et de singulier, qu’elle vous pousse toujours et malgré vous à acheter de nouveau de belles choses ; comme un beau tableau appelle un beau tableau, aussi puissamment, mais plus honnêtement sans doute, qu’un louis d’or appelle un louis d’or, il arrive qu’après avoir lutté longtemps, après s’être imposé d’immenses sacrifices, l’amateur le plus passionné des beaux arts finit par s’avouer un jour à lui-même qu’il