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VINETTI.

des femmes voilées dont on n’aperçoit que les deux yeux de flamme ; et pour encadrement au tableau, le désert, immense, aride, incandescent, le désert avec les vautours et les chacals : voilà l’Orient !

Il faut s’être arrêté vers Gizeh, devant ce sphynx gigantesque noyé jusqu’au cou dans le sable ; il faut avoir vu le monstre avec sa face immobile, son œil béant qui plonge dans le vide, ses lèvres de granit, ses lèvres épaisses de Maure qu’habite l’éternelle énigme de l’histoire du monde, pour savoir ce que c’est que l’Égypte. Ce sphynx, c’est l’ame pétrifiée de l’Orient. Qui déchiffrera son énigme ? Devant lui ma douleur s’amoindrit et se tait, misérable douleur qui tiendra dans le court espace d’une existence humaine.

Le Caire.

La panthère de la steppe Mourad est encore là. L’héroïque dieu des champs de bataille, Desaix vole à sa rencontre à la tête des colonnes d’airain des soldats de la révolution. L’enthousiasme l’emporte sur ses ailes vers les hauts faits et l’immortalité.

Le choc des barbares est venu se briser contre les carrés français, contre ces murailles vivantes hérissées de baïonnettes. Le combat meurtrier et la victoire de Sédiman ont décidé du sort de la Basse-Égypte : elle est conquise.

Fatal enchaînement des choses ! Depuis plus de trois mille ans mon peuple vagabond erre, chassé de son pays ; aujourd’hui moi son roi, moi le roi antique et légitime des Bohêmes, j’y rentre, et c’est comme soldat d’une armée républicaine que je foule ces débris d’un monde qui n’est plus ! Cela tient du délire ! — Ô Vinetti, ma fleur bleue !

Octobre.

Le Caire est en pleine insurrection ; des torrens de peuple inondent chaque rue, entraînant nos frères à la mort ! Sauterelles dans les blés mûrs, hyènes rugissantes, étrange symphonie que la voix de nos canons d’alarme accompagne ! — Le peuple fanatique se retranche dans la grande mosquée d’El-hazar. À la nuit, Bonaparte revient de son excursion maritime ; des colonnes de grenadiers se dirigent sur la grande mosquée. Les batteries commencent leur jeu, les balles dansent autour de la coupole qu’elles fracassent. Le ciel se couvre, les roulemens du tonnerre se mêlent aux détonations de la canonnade. Le peuple, dans un mouvement de désespoir et de fureur, se précipite en masse hors de la mosquée ; nous le recevons la baïonnette en arrêt. Les cris de rage étouffés se changent en sanglots