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bien entretenir le lecteur le moins possible de moi et des miens ; cependant je serai forcé de dire souvent, en parlant de ce que j’ai vu à Majorque, moi et nous ; moi et nous, c’est la subjectivité accidentelle, sans laquelle l’objectivité majorquine ne se fût point révélée sous de certains aspects, sérieusement utiles peut être à révéler maintenant au lecteur. Je prie donc ce dernier de regarder ici ma personnalité comme une chose toute passive, comme une lunette d’approche à travers laquelle il pourra regarder ce qui se passe en ces pays lointains desquels on dit volontiers avec le proverbe : J’aime mieux croire que d’y aller voir. Je le supplie en outre d’être bien persuadé que je n’ai pas la prétention de l’intéresser aux accidens qui me concernent. J’ai un but quelque peu philosophique en les retraçant ici, et, quand j’aurai formulé ma pensée à cet égard, on me rendra la justice de reconnaître qu’il n’y entre pas la moindre préoccupation de moi-même.

Je dirai donc sans façon à mon lecteur pourquoi j’allai dans cette galère, et le voici en deux mots : c’est que j’avais envie de voyager. — Et, à mon tour, je ferai une question à mon lecteur : Lorsque vous voyagez, cher lecteur, pourquoi voyagez : vous ? — Je vous entends d’ici me répondre ce que je répondrais à votre place : Je voyage pour voyager. — Je sais bien que le voyage est un plaisir par lui-même ; mais enfin, qui vous pousse à ce plaisir dispendieux, fatigant, périlleux parfois, et toujours semé de déceptions sans nombre ? — Le besoin de voyager. — Eh bien ! dites-moi donc ce que c’est que ce besoin-là, pourquoi nous en sommes tous plus ou moins obsédés, et pourquoi nous y cédons tous, même après avoir reconnu mainte et mainte fois que lui-même monte en croupe derrière nous pour ne nous point lâcher, et ne se contenter de rien ?

Si vous ne voulez pas me répondre, moi j’aurai la franchise de le faire à votre place. C’est que nous ne sommes réellement bien nulle part en ce temps-ci, et que de toutes les faces que prend l’idéal (ou, si mon mot favori vous ennuie, le sentiment du mieux), le voyage est une des plus souriantes et des plus trompeuses. Tout va mal dans le monde officiel : ceux qui le nient le sentent aussi profondément et plus amèrement que ceux qui l’affirment. Cependant la divine espérance va toujours son train, poursuivant son œuvre dans nos pauvres cœurs, et nous soufflant toujours ce sentiment du mieux, cette recherche de l’idéal. L’ordre social, n’ayant pas même les sympathies de ceux qui le défendent, ne satisfait aucun de nous, et chacun va de son côté où il lui plaît. Celui-ci se jette dans l’art, cet autre dans la