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AFFAIRES DE BUÉNOS-AYRES.

commence le Rio de la Plata. Tout autour de l’îlot de Martin-Garcia, les courans du fleuve, arrêtés et refoulés un instant, ont déposé des bancs de sable que d’étroits canaux séparent, navigables seulement quand les vents de la mer accumulent les eaux au fond de la rivière. Il y a long-temps que l’importance politique de ce rocher est appréciée : on y a bâti un fort dont le commandant peut ouvrir ou fermer à son gré la navigation des deux fleuves. Sur les bastions du fort flottait le drapeau de Buénos-Ayres, et cent cinquante soldats de la République Argentine, sous les ordres du colonel Costa, le gardaient. Le fort en lui-même avait peu de valeur : les murs en sont de terre, et les feux des batteries, au lieu de se croiser et de se réunir, s’entre-nuisaient et laissaient à découvert le point attaquable. Tel qu’il était cependant, et dans son état d’abandon, il paraissait aux soldats de Rivera un inexpugnable boulevard ; mais pour nos armes l’enlèvement de ce poste, si redouté dans le pays, n’était qu’un jeu, et nous savions qu’une fois là nulle puissance n’essaierait d’en déloger nos soldats. Ce fort, par sa position isolée du continent, par son caractère purement militaire, pouvait être considéré, ainsi que le sont les navires de guerre, comme un moyen de blocus ; sa prise n’entraînait donc pas une déclaration de guerre formelle. L’amiral décida qu’il s’en emparerait. Vers la fin de septembre, le brick-canonnière la Bordelaise et la gabare l’Expéditive reçurent l’ordre de bloquer l’îlot et d’empêcher qu’il fut secouru. En vain, à la vue des préparatifs hostiles, le colonel Costa protesta-t-il que la paix n’était point rompue entre les Français et les Argentins, et qu’il n’avait pas l’ordre de se défendre ; l’enlèvement du fort à la baïonnette était une affaire résolue. Certes nos matelots suffisaient pour ce coup de main, nous n’avions pas besoin d’emprunter le secours de soldats étrangers ; cependant l’amiral crut prudent d’adjoindre aux deux cent soixante-cinq marins désignés pour cette expédition cent cinquante soldats de l’Uruguay ; il admit aussi les goëlettes du général Rivera à coopérer avec nos navires de guerre. Il voulait par là démentir l’accusation portée contre nous par les Argentins de méditer une conquête dans l’Amérique méridionale.

Le 11 octobre 1838, la Bordelaise et l’Expéditive s’embossèrent devant une des faces du fort. Les canots chargés des troupes de débarquement débordèrent ensemble de ces deux navires, et allèrent prendre terre sur un point du rivage qu’abritait contre le feu du fort une berge à pic. Heureusement les canons de l’ennemi ne commencèrent à tirer que quand nos matelots se trouvèrent abrités par cette espèce de chemin couvert : aucun des coups ne porta, et d’ailleurs ce feu fut bientôt éteint par celui de nos navires. Les matelots se mirent au pas de course, franchirent le fossé et la muraille ; les soldats argentins, étourdis de cette brusque attaque, ne se défendirent pas, et trente-deux minutes après le moment où les canots s’étaient mis en marche, le drapeau français était arboré aux créneaux de Martin-Garcia, uni aux couleurs orientales. Il importe peu de compter ici les blessés et les morts : notre perte fut insignifiante. Les soldats du général Rivera partagèrent avec nos matelots le service de la garnison, association malheureuse qui, en donnant