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Il est difficile de peindre l’irritation que cette manière d’agir provoqua chez le général Rosas et parmi les hommes de son entourage. Ils avaient toujours dit que la querelle était personnelle à M. Roger, qu’ils n’attendaient pour s’entendre avec la France que l’envoi d’un personnage dont ils pussent respecter le rang et le caractère. Ils avaient annoncé publiquement que M. Buchet-Martigny allait tout concilier, et voilà que le consul-général de France ne daigne même pas leur donner avis de sa présence ! Alors ce fut sur lui que retomba toute l’indignation ; on n’avait pas de termes assez insultans pour qualifier la conduite de cet agent ; on était outré contre M. Buchet-Martigny ; on mit en jeu l’orgueil national ; les femmes furent chargées d’exalter les ressentimens populaires. « Il ne veut même pas nous reconnaître comme un peuple civilisé ! » s’écriait-on ; et ces paroles trouvèrent de l’écho, car on ne foule pas impunément aux pieds le point d’honneur d’une nation, si faible qu’elle puisse être. Chacun se raidit contre les ennuis du blocus ; après tout, résister à un blocus n’exige que de la force d’inertie.

Sous la main plus forte de M. Buchet-Martigny, le plan déjà suivi reçut un développement inattendu. D’abord on n’avait vu dans l’élévation du général Rivera qu’un moyen auxiliaire pour le succès de notre blocus, car on ne pouvait plus se dissimuler que nos navires, trop peu nombreux, n’avaient réellement qu’une force illusoire pour l’exécution de nos menaces. On conçut alors le projet d’appuyer sur notre division de blocus une confédération d’états coalisés pour le renversement du général Rosas. La province de Corrientes venait de se prononcer contre lui ; on accrédita le bruit qu’un soulèvement général contre le dictateur était imminent. Il n’est pas nécessaire, sans doute, de faire remarquer que les proscrits argentins furent les premiers coryphées de cette opinion. On ménagea une alliance entre Corrientes et l’état oriental ; les deux provinces devaient combiner leurs armées ; l’heureux général Rivera en prendrait le commandement en chef, et chasserait de l’Entre-Rios Echague, gouverneur de cette province pour Rosas. On avait ainsi un nouvel état indépendant qui entrait dans la coalition et formait une alliance offensive et défensive contre le tyran. L’orage, ainsi accumulé sur la rive gauche du Parana, devait s’étendre de l’autre côté, dans les provinces du nord, et, retombant vers le sud sur la province de Buénos-Ayres, effacer de la terre l’ennemi commun. Le rusé Rivera laissa faire ; son influence gagnait à tous ces projets : la province de Corrientes se compromit hautement avec lui par un traité signé le 31 décembre 1838 sur cette base.

Malheureusement on oubliait quelque chose de bien important pour le succès de ce plan : c’était d’abord la bonne foi des parties contractantes, et peut-être la possibilité d’agir conformément aux engagemens pris. Quand on réclama l’accomplissement de la parole donnée, l’astucieux gaucho resta prudemment sur son terrain, où sa force allait croissant. En vain M. Roger se rendit-il au camp du Durazno pour hâter le mouvement des troupes, le général Rivera promit qu’il allait partir, mais il ne bougea pas, il laissa l’en-