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AFFAIRES DE BUÉNOS-AYRES.

Malgré nos déclarations publiques de n’intervenir jamais dans les troubles du pays, nos capitaines avaient l’ordre « d’user de leur artillerie contre les ennemis du général Rivera, qui n’envahissaient l’état oriental que pour en chasser les immondes Français. » Et nous assurâmes ainsi le triomphe des rouges, partisans de Rivera, car, en arrêtant tous les secours que l’Entre-Rios envoyait aux blancs, nous privâmes ceux-ci de leur principale force : ils furent vaincus.

Une circonstance inopinée vint accroître la confiance de nos agens dans le succès de leurs combinaisons. Le 9 novembre, le contre-amiral Leblanc reçut la visite de plusieurs individus accourus de la province de Buénos-Ayres. — Tout le sud de la province est en révolution, lui dirent-ils ; dans nos rangs se trouve un frère de Rosas ; notre chef, Crammer, est un Français ; il ne nous manque que des armes ; nous sommes députés vers vous pour vous supplier de nous en procurer. Hâtez-vous de nous aider, et Buénos-Ayres est libre. — La même députation se rendait auprès du général Lavalle pour l’engager à coopérer avec les mécontens du sud, et même à se mettre à leur tête. Ce cri : Buénos-Ayres est libre ! courut avec la rapidité de l’éclair de Montevideo à Corrientes ; nos officiers s’en firent les messagers et les échos. Lavalle, au premier avis qu’il en eut, voulait tout quitter pour se rendre au vœu des nouveaux révoltés ; il était prêt à abandonner les Correntinos, qui l’avaient nommé leur général en chef, et désertait ainsi cette grande combinaison de Rivera et de Ferré dont nous voulions écraser Rosas. Ce nouveau rêve ne fut pas long : on vit bientôt arriver un millier de malheureux fugitifs, débris de la grande révolution du sud. Ainsi que nous, ils avaient fait fonds sur une haine spontanée et universelle contre Rosas ; ils s’étaient avancés jusqu’aux portes de Buénos-Ayres sans armes, en criant aux habitans de secouer le joug du tyran. Un détachement de soldats sortit de la ville et marcha vers eux : ils se figurèrent que la désertion commençait ; mais, au lieu de se jeter dans leurs bras, cette troupe leur tira des coups de fusil. Crammer tomba raide mort, frappé d’une balle au front ; Castelli, le fils d’un des héros de l’indépendance et le promoteur de la révolte, périt également ; le reste s’enfuit, et les plus compromis vinrent à Montevideo chercher un asile pour échapper aux vengeances de Rosas. Nous donnâmes des armes à neuf cents de ces nouveaux proscrits, et la commission argentine les envoya au général Lavalle, qui les reçut avec affection, peut-être même blessa-t-il les Correntinos par une préférence trop marquée pour ses compatriotes. Il y avait eu un instant d’éblouissement au mot de Buénos-Ayres est libre ! le rêve finit là.

Revenons au blocus : il était poussé assez mollement ; comment eût-on pu tenir sérieusement à une mesure qui n’était qu’accessoire dans le vaste échafaudage de révolutions qu’on bâtissait ? Cependant le contre-amiral Leblanc fit avec Rivera une convention qui porta ses fruits, quand nous fûmes revenus plus tard à des sentimens moins exaltés. D’une rive à l’autre de la Plata, la contrebande se menait avec une audace provoquante. Les expéditions étaient préparées dans la province orientale, sous les yeux même de