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d’hommes envoyés en éclaireurs un peu plus bas, au Barandero, avait ramené des chevaux. Cependant Lavalle demeurait dans une désolante perplexité, lorsqu’un détachement jeté à terre au hasard, mais soutenu par nos canons, surprit si bien un petit corps d’observation de l’armée de Rosas, qu’il s’enfuit abandonnant un parc de deux mille chevaux. Ce fut comme un éclair de fortune pour l’armée libératrice, qui prit possession de San-Pedro, où elle se trouva tout à coup montée en chevaux et prête à entrer en campagne, et qui de fugitive qu’elle était auparavant, exposée à mourir de faim, et ne sachant si elle pourrait atteindre une terre hospitalière pour recueillir ses débris, devenait en quelques heures envahissante, et arrivait à l’improviste aux portes de la capitale de l’ennemi, le menaçant au cœur, comme si elle fût tombée du ciel. L’effectif de cette armée était d’environ trois mille deux cents hommes ; mais sa véritable force consistait dans les deux mille soldats de Corrientes.

Le général Lavalle mit une petite garnison dans San-Pedro, où nos navires appuyèrent ses opérations ; puis il s’aventura dans les vastes plaines de la province de Buénos-Ayres, appelant les habitans à la liberté.

§ VII. — SCISSION ENTRE M. BUCHET-MARTIGNY ET LE CONTRE-AMIRAL
DUPOTET. — LE VICE-AMIRAL BAUDIN. —
LE VICE-AMIRAL DE MACKAU.

Sous le nouvel amiral, le blocus avait cessé d’être une mesure presque dérisoire ; c’était bien véritablement l’acte capital de la guerre ; le nombre de nos navires s’était accru ; une multitude de baleinières et de bateaux furent capturés sur les contrebandiers ; on les arma, et l’on s’en servit comme d’auxiliaires fort utiles. Nos jeunes officiers firent alors un rude apprentissage de leur métier ; on les expédiait sur tous les points de la rivière pour fouiller les ruisseaux et les criques, et dans cette guerre d’extermination, qu’on semblait avoir jurée à la contrebande, ils ne laissèrent à celle-ci aucun réduit où elle pût encore se réfugier. Ils partaient pour ces expéditions hasardeuses dans des barques découvertes, dans de simples canots, où rien ne les abritait de la pluie ni de l’écume des vagues, et restaient des semaines, des mois entiers, n’ayant pour se guider qu’une boussole, pour provisions que quelques galettes de biscuit et un baril de vin, pour munitions qu’un peu de poudre et leurs armes. Ils s’aventuraient audacieusement au milieu des roseaux et des joncs qui couvrent les terrains d’alluvion, pénétraient dans les mille replis du fleuve, aux lieux les plus cachés, au risque d’y être égorgés. Ils vivaient avec leurs matelots de leur chasse et de leur pêche, toujours en garde contre les surprises des tigres tapis en embuscade dans les branches des arbres penchés sur les eaux, et qui, dans les canaux étroits surtout, guettaient l’embarcation au passage pour happer et déchirer dans leurs griffes quelqu’un des rameurs. Et pourtant cette vie toute de privations les charmait. Le spectacle de cet immense fleuve, cette nature solitaire, mais imposante, ce sol vierge où l’on ne découvrait que des bêtes féroces dans les hautes herbes, de loin en loin une autruche fuyant