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THÉATRE ESPAGNOL.

vive explosion de brusquerie, il lui fait comprendre bien vite qu’il est peu disposé à se laisser traiter de la sorte. Son langage s’empreint alors d’une rude familiarité, d’une naïveté sournoise, qui ont bientôt calmé don Lope, et chacun de ces démêlés se termine par une explication franche et amicale. Toutes ces scènes, dont il serait impossible de conserver le charme dans une traduction, sont du plus grand effet, et, en les lisant, on oublie complètement que peut-être elles occupent trop de place dans un drame où elles ne se lient à l’action que d’une manière assez indirecte comme moyen d’en faire bien connaître le héros principal.

Crespo est père d’une jeune fille remarquable par sa beauté. À l’arrivée des soldats, il a pris la précaution prudente de la reléguer dans un appartement écarté ; mais un des officiers placés sous les ordres de don Lope, le capitaine don Alvaro de Atayde, a entendu vanter les charmes d’Isabelle, il est parvenu à l’apercevoir, et se persuadant, avec la confiance naturelle à son âge et à sa profession, qu’une villageoise ne peut manquer d’accueillir les hommages d’un homme tel que lui, il s’est empressé de les lui offrir. Le peu de succès de sa première tentative ne le décourage pas ; tout au contraire, sa vanité blessée donne presque le caractère de la passion à ce qui n’était d’abord qu’un simple caprice. Ses efforts pour pénétrer auprès d’Isabelle, une sérénade qu’il lui donne, éveillent les inquiétudes de Crespo et de son fils ; de vives explications et même des voies de fait ont déjà eu lieu, les paysans prennent parti pour Crespo, les soldats pour leur capitaine, et don Lope se voit forcé d’intervenir. Les remerciemens que Crespo lui fait à ce sujet et la manière dont il y répond sont tout-à-fait caractéristiques.

Crespo. — Je vous rends mille graces, monseigneur, pour m’avoir ainsi ôté l’occasion de me perdre.

Don Lope. — Expliquez-moi comment vous vous seriez perdu.

Crespo. — En donnant la mort à qui m’eût fait le moindre affront.

Don Lope. — Vive Dieu ! savez-vous bien qu’il est capitaine ?

Crespo. — Vive Dieu ! je le sais ; mais fût-il général, au moment même où il aurait blessé mon honneur, je l’aurais tué.

Don Lope. — Je jure le ciel que je ferais pendre quiconque serait assez hardi pour toucher le moindre de mes soldats.

Crespo. — Et moi, je jure le ciel que je pendrais celui qui se permettrait envers moi le plus léger outrage.

Don Lope. — Mais ignorez-vous que votre condition vous oblige à supporter ces charges ?

Crespo. — Dans ma fortune, oui, mais non pas dans mon honneur. On doit au roi vie et fortune, mais l’honneur est le patrimoine de l’ame, et l’ame n’appartient qu’à Dieu.

Don Lope. — Vive Dieu ! je crois que vous avez raison.

Crespo. — Vive Dieu ! j’en suis bien sûr.