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ont conservé de ce sentiment peut à peine nous faire soupçonner ce qu’il paraît avoir été alors en Espagne. Il semblerait que, par l’effet du long séjour des Maures, quelque chose des idées de l’Orient mahométan s’y était mêlé aux idées de l’Occident chrétien, dans la manière de concevoir l’existence des femmes et leurs rapports sociaux.

Que voit-on en effet dans toutes ces comédies, même dans celles qui, par le choix des sujets et des personnages, ont évidemment pour objet de nous présenter le tableau de la vie commune plutôt que quelque scène exceptionnelle d’une nature romanesque et tragique ? C’est qu’il suffit pour compromettre une femme qu’un étranger pénètre, sans motif connu, dans la maison qu’elle habite, ou même se promène le soir sous son balcon ; c’est que quelques mots échangés avec elle emportent presque la conviction d’une liaison coupable ; c’est que la certitude d’un tel fait ou même le simple soupçon, en engageant bien plus encore que son propre honneur l’honneur de l’homme chargé de sa garde ou de sa protection, met celui-ci dans la nécessité absolue de ne reculer devant aucun moyen de réparation ou de vengeance. Sa raison peut se révolter contre une telle nécessité, on le voit même assez souvent se récrier contre l’inflexible loi qui le force à subir ainsi les conséquences de fautes et d’entraînemens auxquels il est étranger. Ces plaintes, que Molière rend si plaisantes et si naïves dans la bouche du poltron Sganarelle, prennent parfois un caractère pathétique et élevé chez les poètes espagnols, qui les prêtent à des hommes pleins de courage et de loyauté. Mais, quelle que soit leur répugnance, ils n’hésitent pas. Sous peine d’être déshonorés eux-mêmes, il faut qu’ils versent le sang, non seulement de l’audacieux qui a osé adresser ses hommages à leur fille, à leur sœur, à leur femme, mais même de l’imprudente qui les a acceptés ou qui ne les a pas assez énergiquement repoussés. La coupable le sait si bien d’avance, que sa première pensée, au moment où elle se voit soupçonnée, est celle de la mort qui la menace et qu’elle paraît considérer comme la suite toute naturelle de sa faiblesse. Dans les drames les moins tragiques, au milieu des scènes les plus gaies, on voit fréquemment un frère ou un père tirer son épée ou son poignard pour en frapper, sur un simple soupçon, celle qui a eu le malheur d’en devenir l’objet. Le dénouement ordinaire, c’est qu’à cette heure de crise, l’amant propose un mariage qu’on accepte avec empressement, parce qu’il est parfaitement convenable et qu’il eût pu être conclu dès le premier moment, si une intrigue secrète n’eût été indispensable pour fournir la matière de la comédie.

On le voit, même dans les compositions les plus enjouées, les poètes espagnols nous montrent en perspective le meurtre, tranchons le mot, l’assassinat comme un accessoire presque obligé de la jalousie et de l’amour. Lorsqu’ils aspirent à des effets plus tragiques, ils ne s’arrêtent pas là. C’est un mari qu’ils mettent en scène, et comme alors l’affront est irréparable, comme il n’y a pas d’excuse pour des tentatives dont le but était nécessairement criminel, comme, dans la terrible logique de l’honneur, la volonté d’y porter