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ESQUISSE D’UNE PHILOSOPHIE.

Buckland, a poussé si loin le zèle de l’optimisme, qu’il regarde les carnassiers comme les bienfaiteurs des herbivores dont ils se nourrissent, et qu’il ne voit pas pour ceux-ci de plus grand bonheur que celui d’être mangés en temps opportun. « Les espèces carnivores, dit-il, sont extrêmement bienfaisantes, même pour les animaux herbivores soumis à leur domination. Outre le bienfait si désirable d’une prompte mort aux approches de la vieillesse ou de la débilité, les carnivores rendent un autre service aux animaux dont ils font leur proie : par eux, les espèces sont maintenues dans une juste proportion numérique les unes par rapport aux autres ; les êtres faibles, mutilés, âgés ou surnuméraires, sont dévoués à une mort soudaine, et chaque individu souffrant, délivré promptement de ses douleurs, fait servir son corps affaibli à l’entretien de son bienfaiteur carnivore. »

M. Lamennais, tout en discutant ces hautes questions, rencontre les hypothèses que l’on a inventées pour expliquer le mal. Il ne s’arrête pas au manichéisme, dont sa philosophie tout entière est une réfutation victorieuse ; mais il combat avec force le principe de la chute de l’homme, qui implique la négation de la loi du progrès, dit-il, et qui renverse de fond en comble toutes nos idées sur le mal moral et la justice de Dieu. Cette argumentation est solide. Le dogme du péché originel, admis dans l’église chrétienne sur l’autorité des saintes écritures, est encore un de ces mystères qui surpassent la raison humaine, et dont elle ne peut connaître l’existence que par la révélation. On a cherché dans tous les temps à rendre compte des mystères, comme si une telle entreprise n’était pas contradictoire, et le dogme de la transmission héréditaire d’une faute est un de ceux qui ont le plus exercé l’imagination des hommes. Malebranche pensait qu’en souillant son ame par le péché, la première femme avait contracté dans son corps une certaine disposition de la matière cérébrale, et une habitude des esprits animaux, qu’elle dut transmettre à ses enfans, et ceux-ci à leur postérité, de sorte que nous naissons pécheurs, et que nous ne pouvons être sauvés que par la grace. D’autres ont supposé que de l’ame d’Adam étaient sorties par émanation toutes les autres ames, et qu’Adam n’avait pu pécher sans entraîner dans sa chute toutes les ames qui devaient sortir de lui. Ou bien encore, on admet que, dès le premier jour de la création, le monde contenait en germe tous ses développemens successifs ; que tous les hommes étaient déjà réellement dans leur premier père, à l’état d’animalcules invisibles… Il ne faut pas trop mépriser une hypothèse à laquelle se rattache le nom de Leibnitz. La théorie