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REVUE MUSICALE.

éventualités du répertoire, de se transformer à chaque instant, de se multiplier, d’être aujourd’hui doña Anna, Valentine, Norma ; demain, Henriette de l’Ambassadrice, Angèle du Domino Noir ; que sais-je ? Et la voix se ploiera-t-elle à de si exigeantes conditions, changera-t-elle d’un moment à l’autre de caractère et de physionomie, passera-t-elle de l’expression tragique aux volubilités capricieuses d’une Persiani ou d’une Damoreau ? En cela, le théâtre de Berlin avait trouvé sa cantatrice dans Mlle Loewe ; dire qu’elle y tenait deux emplois à elle seule, que son activité se portait sur tous les points, qu’il n’y avait pas, dans ce vaste répertoire, un seul rôle en dehors de ses facultés et de ses moyens, c’est tout simplement rappeler un fait dont l’Allemagne a pu juger. Le talent de Mlle Loewe a deux faces, mais si distinctes, si nettement accusées, que l’une ne laisse jamais entrevoir ni deviner l’autre ; c’est toujours comme une révélation chaque fois qu’elle change de style, et le contraste chez elle vous étonne moins encore que l’imprévu du contraste. Ainsi, entendez-la chanter l’Adélaide, cette rêverie adorable dont elle exprime, comme peut-être on ne l’a jamais fait, toutes les délicates et vaporeuses nuances ; et vous jurerez que, lorsque l’on est Allemande à ce point, on ne saurait être autre chose, et qu’une ame qui rend de pareils sons quand Beethoven la touche, est un clavier dont nul autre n’aura le secret. Fort bien ; laissez-la reprendre haleine, dans un moment elle sera aux prises avec une cavatine d’Auber ou de Bellini, et vous me direz tout-à-l’heure, en la voyant se débattre avec tant de grace, d’espièglerie et d’élégance sous le réseau de filigrane de ces vocalisations inextricables, si c’est une Allemande qui chante ainsi. À l’énergie, à la puissance, à l’expression d’une tragédienne de premier ordre, Mlle Loewe réunit la flexibilité d’organe d’une virtuose, l’agilité d’une de ces cantatrices de luxe, qui fredonnent un air comme un rossignol sa chanson ; et ces deux élémens, si peu accoutumés à se trouver ensemble, loin de se combattre, se fondent et se combinent dans la mesure la plus juste, c’est-à-dire que la flexibilité chez elle se subordonne toujours au sentiment et ne prend le dessus que dans les choses frivoles de la musique, dans certaines cavatines d’Auber, par exemple, qu’elle chante avec le goût, la finesse, la distinction, la coquetterie exquise de Mme Damoreau, mais avec une voix jeune, fraîche, vibrante, d’un timbre argentin et sonore, avec un ton de comédienne qui vous enlève. Depuis la Sontag, jamais cette union des deux genres les plus opposés qu’il y ait, cette harmonie parfaite ne s’était révélée d’une aussi éclatante manière. Encore faut-il voir dans la Sontag plutôt une virtuose, dans le sens italien, qu’une grande et forte cantatrice. Quels que soient les magnifiques élans qu’elle ait eus, l’inspiration dramatique lui vint un peu tard, et bien des gens persisteront à voir en elle plutôt l’Aménaïde de Tancrède et la Rosine du Barbier de Séville que la doña Anna de Don Juan ou la Desdemona d’Otello, c’est-à-dire plutôt l’instrument que l’expression, plutôt le gosier merveilleux que l’ame intelligente et passionnée. Les lueurs dramatiques de la Sontag n’apparurent guère que sur la fin de sa carrière musicale, lorsque l’astre de sa renommée allait disparaître, et l’on pourra toujours, sinon les contester, du moins