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MADEMOISELLE DE LESPINASSE.

suis point encore parti, qu’elles me verront ce soir comme d’habitude et les jours suivans de même, tant qu’il plaira au ciel de me laisser mes jambes.

On attendit le soir avec bien de l’impatience ; d’Alembert arriva enfin, avec son air d’écolier en vacances.

— Eh bien ! s’écrièrent tous ses amis à la fois, vous n’irez donc pas en Prusse ?

— Non, assurément, répondit-il.

— Mais cette fortune qu’on vous propose ? ces honneurs, cette libéralité magnifique ?

— J’en suis fort touché ; cependant je préfère mes travaux, ma vieille vitrière et mes amis.

— Et quelle raison donner au grand Frédéric ?

— La raison que je me donne à moi-même : que j’aime mieux être pauvre dans mon pays que riche à la cour de Berlin ; que j’ai promis a Diderot de l’aider à faire l’Encyclopédie, et que je tiens à ma parole.

Le géomètre tira de sa poche la lettre du roi ; elle était pressante, et dictée par une estime et une amitié comme peu de souverains en ont pour les philosophes. Il montra ensuite la copie de sa réponse, qui était pleine de simplicité, de sens et de véritable grandeur. Nous en donnerons ici quelques phrases, où l’on reconnaîtra une élévation de sentimens qui honore l’humanité :

« Ma fortune, disait-il, est au-dessous du médiocre. 1,700 livres de rente font tout mon revenu ; oublié du gouvernement, comme tant d’autres le sont de la Providence…, je n’ai aucune part aux récompenses qui pleuvent sur les gens de lettres avec plus de profusion que de lumières. Malgré tout cela supérieur à la mauvaise fortune, les épreuves m’ont endurci à l’indigence, et ne m’ont laissé de sensibilité que pour ceux qui me ressemblent. Je me suis accoutumé sans efforts à me contenter du plus étroit nécessaire, et je serais même en état de partager encore mon peu de fortune avec d’honnêtes gens plus pauvres que moi. La vie retirée et obscure que je mène est conforme à mon caractère… Le régime et la retraite m’ont procuré la santé la plus parfaite, c’est-à-dire le premier bien du philosophe. Enfin, j’ai le bonheur de jouir d’un petit nombre d’amis dont le commerce et la confiance font la consolation et le charme de ma vie, et à qui mon départ percerait le cœur…[1]. »

Quand il eut achevé sa lecture, d’Alembert s’aperçut avec étonne-

  1. Correspondance de d’Alembert avec le roi de Prusse.