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grandes vertus, qu’on lui pardonna d’accorder une faible part aux passions et à la nature. On poussa l’indulgence jusqu’à dire et écrire que la liaison de ces amans était fondée sur le sentiment de l’amitié, quoiqu’on sût très bien qu’ils vivaient comme mari et femme. Les persécutions de Mme du Deffand ne changèrent l’opinion de personne et tournèrent à sa honte. Les idées et les sentimens de Mlle de Lespinasse avaient pris leur vol dans une sphère élevée où ces tracasseries ne pouvaient plus l’atteindre, et son calme imposa au public.

— Laissez dire, répondait-elle aux avertissemens de ses amis ; tout s’oubliera, tout ira bien. La haine n’est pas éternelle, puisqu’on assure que l’amour ne l’est pas.

Julie sut prouver qu’elle disait vrai et que son cœur pouvait changer ; cependant on la crut fixée pour la vie, et on trouvait cette union parfaitement assortie. Son esprit la rendit bien vite célèbre. On se donnait rendez-vous chez elle de tous les coins de l’Europe, et il lui venait quelquefois jusqu’à cent visites dans une journée. Sa conversation était pleine d’imprévu et d’originalité, d’aperçus qui s’élevaient parfois jusqu’au génie. Son jugement était exquis à l’ordinaire ; mais elle s’engouait aisément, comme toutes les femmes, et voyait des talens, des vertus et des beautés où il n’y avait que des qualités médiocres ; travers inévitable dans les imaginations exaltées. Sans être jolie, Mlle de Lespinasse charmait tout ce qui l’approchait par un naturel devant lequel la coquetterie paraissait un ridicule. Les femmes la craignaient à cause de l’écrasante supériorité de son intelligence ; aussi n’eut-elle pour amie que Mme Geoffrin, qui n’était pas jalouse. Julie fut la seule femme admise aux fameux soupers littéraires de cette généreuse dame, qui dépensa cent mille écus pour le succès de l’Encyclopédie. On parla tant de Mlle de Lespinasse à la cour même, que le roi se fit conter son histoire, et lui donna une pension de 1,500 livres. Avec une fortune aussi modique, elle n’avait pas un grand état de maison ; ceux qui la recherchaient n’étaient donc attirés ni par la bonne chère ni par le luxe.

D’Alembert répandait de la gaieté dans le salon de son amie. Son bonheur dura près de dix ans sans interruption ; mais, une fois qu’il fut troublé, ce fut d’une manière funeste pour tous deux. Des orages terribles succédèrent, et le calme ne revint jamais. Mlle de Lespinasse vécut toujours de même en apparence : pourtant il y a tel être qui ne bouge du coin de son feu et dont l’existence est plus tourmentée que celle d’un personnage de tragédie. Ce ne sont pas les destinées