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apparence, Julie n’eût pas cédé au charme sans résistance, si elle n’eût eu l’imagination déjà montée par un autre objet. C’est une chose horrible et honteuse, mais incontestable, que quand nos passions atteignent un certain degré de puissance, il faut à tout prix qu’elles trouvent à s’assouvir. Alors malheur aux absens ! Celui qui demeure loin d’une maîtresse aussi exaltée que l’était Mlle de Lespinasse doit s’attendre à la retrouver infidèle. Peut-être Guibert lui-même n’eut-il l’envie de faire cette conquête qu’en sentant dans cette ame les flammes qui débordaient et répandaient l’incendie à l’entour d’elle. Il se persuada qu’il était amoureux, Julie se figura que c’était lui et non l’autre qu’elle aimait avec tant d’ardeur. Ce changement dans ses sentimens fut l’affaire d’une seconde, sa défaite fut l’affaire d’une soirée ; mais le lendemain devait être cruel.

Mlle de Lespinasse comprit toute l’horreur de sa conduite ; la confusion qui existait dans son cœur entre ces deux amours lui inspira une haine d’elle-même et des remords amers. Elle ne voulait plus revoir Guibert, et lui ferma sa porte pendant quelques jours ; mais, poussée au point où elle était, sa passion ressemblait prodigieusement à de la folie. Mora ne revenait pas, tandis que Guibert était présent, qu’il se plaignait, qu’il se disait malheureux et injustement repoussé. Il finit par obtenir de revoir Julie. Elle faiblit de nouveau devant lui, et cette rechute porta le désordre, dans ce cœur déjà si troublé, jusqu’à un état qui participait de l’ivresse et du désespoir. L’ancien amour était pourtant plus fort que le nouveau, puisque chaque lettre qui arrivait d’Espagne le réveillait au point de faire souhaiter une rupture avec Guibert. Celui-ci reprenait bientôt le dessus, et ce fut au milieu d’angoisses terribles, de combats et d’efforts impuissans, que Mlle de Lespinasse s’accoutuma insensiblement à nourrir deux passions à la fois, ou plutôt à donner deux objets différens en pâture au besoin de passion qui la dévorait. Sa conduite et son langage dans cette circonstance affreuse furent aussi pleins de loyauté qu’il était possible, du moins à l’égard de Guibert. Elle lui avoua dès le premier jour qu’elle aimait éperdûment M. de Mora. Elle lui déclara son intention de revenir au seul amour qu’elle voulût conserver, et de livrer à l’autre une guerre obstinée. Si elle n’eut pas la même loyauté envers M. de Mora, c’est qu’elle espérait réparer ses torts en lui consacrant le reste de sa vie. D’ailleurs ce n’est jamais avec celui qu’on trahit qu’on tâche d’agir noblement ; celui-là ignore, et cela suffit ; c’est aux yeux de celui qui vous aide à trahir qu’on voudrait se relever.