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MADEMOISELLE DE LESPINASSE.

la lettre qu’elle a daigné m’écrire… Votre majesté n’a pas besoin de dire qu’elle n’a que trop éprouvé pour son malheur ce qu’on souffre en perdant ce qu’on aimait. On voit bien, sire, que vous avez éprouvé ce cruel malheur à la manière sensible et vraie dont vous savez parler à un cœur affligé, et lui dire ce qui convient le mieux à sa déplorable situation… J’écrivais, il y a quelque temps, à votre majesté que je ne désirais plus rien qu’une pierre sur ma tombe avec ces mots : Le grand Frédéric l’honora de ses bontés et de ses bienfaits. Cette pierre et ces mots sont aujourd’hui, bien plus qu’alors, le seul désir qui me reste. La vie, la gloire, l’étude elle-même, tout est devenu insipide pour moi ; je ne sens que la solitude de mon ame et le vide irréparable que mon malheur y a laissé. Ma tête épuisée par quarante ans de méditations est privée de cette ressource qui a si souvent adouci mes peines. Elle me laisse tout entier à ma mélancolie, et la nature, anéantie en moi, ne m’offre plus un objet d’attachement, ni même un objet d’occupation. Mais, sire, pourquoi vous entretenir si long-temps de mes maux lorsque vous avez à soulager ceux de tant d’autres ? Pourquoi vous faire ce détail douloureux ?… Pourquoi vous parler de moi au milieu des grands intérêts qui vous occupent ? Puisse le ciel, sire, qui vous a fait le plus grand des rois, vous rendre encore le plus heureux des hommes ! Puisse-t-il ajouter à vos jours ce que je voudrais qu’il retranchât aux miens ! Puissé-je enfin, en me traînant bientôt aux genoux de votre majesté, répandre dans son sein mes dernières larmes, et mourir entre ses bras, plein de reconnaissance et de désespoir… etc.[1]. »

Pourrait-on craindre de se tromper dans le jugement qu’on porte sur un homme, lorsque ses actions sont assez belles pour élever votre pensée, lorsque ses sentimens vous donnent cette émotion plus douce que la joie et qui provoque les larmes ? Gens qui ignorez ou qui doutez, lisez les lettres de d’Alembert, et dites si vous croyez que cet excellent homme ait eu un cœur insensible ! Jean Le Rond d’Alembert mourut en 1783, c’est-à-dire, sept ans après Mlle de Lespinasse.


Paul de Musset.
  1. Correspondance de d’Alembert, tom. XVIII, année 1776.