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silencieux qu’ils avaient, durant des siècles, séparés de la vie humaine. J’aurais voulu suivre le fil amoindri ou rompu de la foi chrétienne dans ces ames jetées là par chaque génération comme un holocauste à ce Dieu jaloux, auquel il avait fallu des victimes humaines aussi bien qu’aux dieux barbares. Enfin j’aurais voulu ranimer un chartreux du XVe siècle et un du XIXe pour comparer entre eux ces deux catholiques séparés dans leur foi, sans le savoir, par des abîmes, et demander à chacun ce qu’il pensait de l’autre. Il me semblait que la vie du premier était assez facile à reconstruire avec vraisemblance dans ma pensée. Je voyais ce chrétien du moyen-âge tout d’une pièce, fervent, sincère, brisé au cœur par le spectacle des guerres, des discordes et des souffrances de ses contemporains, fuyant cet abîme de maux et cherchant dans la contemplation ascétique à s’abstraire et à se détacher autant que possible d’une vie où la notion de la perfectibilité des masses n’était point accessible aux individus. Mais le chartreux du XIXe siècle, fermant les yeux à la marche devenue sensible et claire de l’humanité, indifférent à la vie des autres hommes, ne comprenant plus ni la religion, ni le pape, ni l’église, ni la société, ni lui-même, et ne voyant plus dans sa Chartreuse qu’une habitation spacieuse, agréable et sûre, dans sa vocation qu’une existence assurée, l’impunité accordée à ses instincts, et un moyen d’obtenir, sans mérite individuel, la déférence et la considération des dévots, des paysans et des femmes, celui-là je ne pouvais me le représenter aussi aisément. Je ne pouvais faire une appréciation exacte de ce qu’il devait avoir eu de remords, d’aveuglement, d’hypocrisie ou de sincérité. Il était impossible qu’il y eût une foi réelle à l’église romaine dans cet homme, à moins qu’il ne fût absolument dépourvu d’intelligence. Il était impossible aussi qu’il y eût un athéisme prononcé, car sa vie entière eût été un odieux mensonge, et je ne saurais croire à un homme complètement stupide ou complètement vil. C’est l’image de ses combats intérieurs, de ses alternatives de révolte et de soumission, de doute philosophique et de terreur superstitieuse, que j’avais devant les yeux comme un enfer ; et plus je m’identifiais avec ce dernier chartreux qui avait habité ma cellule avant moi, plus je sentais peser sur mon imagination frappée ces angoisses et ces agitations que je lui attribuais.

Il suffisait de jeter les yeux sur les anciens cloîtres et sur la Chartreuse moderne pour suivre la marche des besoins de bien-être, de salubrité et même d’élégance, qui s’étaient glissés dans la vie de ces anachorètes, mais aussi pour signaler le relâchement des mœurs