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les déversant dans le parterre par une croix de pierre qui le coupait en quatre carrés égaux. Je n’ai jamais compris une telle provision d’eau pour abreuver la soif d’un seul homme, ni un tel luxe d’irrigation pour arroser un parterre de vingt pieds de diamètre. Si on ne connaissait l’horreur particulière des moines pour le bain et la sobriété des mœurs majorquines à cet égard, on pourrait croire que ces bons chartreux passaient leur vie en ablutions comme des prêtres indiens. Quant à ce parterre planté de grenadiers, de citronniers et d’orangers, entouré d’allées exhaussées en briques et ombragées, ainsi que le réservoir, de berceaux embaumés, c’était comme un beau salon de fleurs et de verdure, où le moine pouvait se promener à pied sec les jours humides, et rafraîchir ses gazons d’une nappe d’eau courante dans les jours brûlans, respirer au bord d’une belle terrasse le parfum des orangers, dont la cime touffue apportait sous ses yeux un dôme éclatant de fleurs et de fruits, et contempler, dans un repos absolu, le paysage à la fois austère et gracieux, mélancolique et grandiose dont j’ai parlé déjà ; enfin cultiver pour la volupté de ses regards des fleurs rares et précieuses, cueillir pour étancher sa soif les fruits les plus beaux et les plus savoureux, écouter les bruits sublimes de la mer, contempler la splendeur des nuits d’été sous le plus beau ciel, et adorer l’Éternel dans le plus beau temple que jamais il ait ouvert à l’homme dans le sein de la nature.

Telles me parurent au premier abord les ineffables jouissances du chartreux ; telles je me les promis à moi-même, en m’installant dans une de ces cellules qui semblaient avoir été disposées pour satisfaire les magnifiques caprices d’imagination ou de rêverie d’une phalange choisie de poètes et d’artistes. Mais, quand on se représente l’existence d’un homme sans intelligence et par conséquent sans rêverie et sans méditation, sans foi peut-être, c’est-à-dire sans enthousiasme et sans recueillement, enfouie dans cette cellule aux murs massifs, muets et sourds, soumise aux abrutissantes privations de la règle, et forcée d’en observer la lettre sans en comprendre l’esprit, condamnée à l’horreur de la solitude, réduite à n’apercevoir que de loin, du haut des montagnes, l’espèce humaine rampant au fond de la vallée, à rester éternellement étrangère à quelques autres ames captives, vouées au même silence, enfermées dans la même tombe, toujours voisines et toujours séparées, même dans la prière ; enfin quand on se sent soi-même, être libre et pensant, conduit par sympathie à de certaines terreurs et à de certaines défaillances, tout cela redevient triste et sombre comme une vie de néant, d’erreur et d’im-