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UN HIVER AU MIDI DE L’EUROPE.

l’eau du torrent à laquelle nous avions parfois le sybaritisme de mêler le jus d’une orange verte fraîchement cueillie dans notre parterre. En revanche, nous avions des desserts splendides : des patates de Malaga et des courges de Valence confites, et du raisin digne de la terre de Chanaan. Ce raisin, blanc ou rose, est oblong, et couvert d’une pellicule un peu épaisse, qui aide à sa conservation pendant toute l’année. Il est exquis, et on en peut manger tant qu’on veut sans éprouver le gonflement d’estomac que donne le nôtre. Le raisin de Fontainebleau est plus aqueux et plus frais, celui de Majorque plus sucré et plus charnu. Dans l’un il y a à manger, dans l’autre à boire. Ces grappes, dont quelques-unes pesaient de vingt à vingt-cinq livres, eussent fait l’admiration d’un peintre. C’était notre ressource dans les temps de disette. Les paysans croyaient nous le vendre fort cher en nous le faisant payer quatre fois sa valeur ; mais ils ne savaient pas que, comparativement au nôtre, ce n’était rien encore, et nous avions le plaisir de nous moquer les uns des autres. Quant aux figues de cactus, nous n’eûmes pas de discussion : c’est bien le plus détestable fruit que je sache.

Si les conditions de cette vie frugale n’eussent été, je le répète, contraires et même funestes à l’un de nous, les autres l’eussent trouvée fort acceptable en elle-même. Nous avions réussi même à Majorque, même dans une chartreuse abandonnée, même aux prises avec les paysans les plus rusés du monde, à nous créer une sorte de bien-être. Nous avions des vitres, des portes et un poêle, un poêle unique en son genre, que le premier forgeron de Palma avait mis un mois à forger et qui nous coûta cent francs ; c’était tout simplement un cylindre de fer avec un tuyau qui passait par la fenêtre. Il fallait bien une heure pour l’allumer, et à peine l’était-il, qu’il devenait rouge, et qu’après avoir ouvert long-temps les portes pour faire sortir la fumée, il fallait les rouvrir presque aussitôt pour faire sortir la chaleur. En outre, le soi-disant fumiste l’avait enduit à l’intérieur, en guise de mastic, d’une matière dont les Indiens enduisent leurs maisons et même leurs personnes par dévotion, la vache étant réputée chez eux, comme on sait, un animal sacré. Quelque purifiante pour l’ame que put être cette odeur sainte, j’atteste qu’au feu elle est peu délectable pour les sens. Pendant un mois que ce mastic mit à sécher, nous pûmes croire que nous étions dans un des cercles de l’enfer où Dante prétend avoir vu les adulateurs. J’avais beau chercher dans ma mémoire par quelle faute de ce genre j’avais pu mériter un pareil supplice, quel pouvoir j’avais encensé, quel pape ou quel roi j’avais