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balançait, sur nos berceaux treillagés, de jolies petites roses grimpantes, qui, pour être un peu pâles, n’en paraissaient pas moins de fort bonne humeur.

Comme, du côté du nord, je regardais la mer de la porte du couvent, un jour que notre malade était assez bien pour rester seul deux ou trois heures, nous nous mîmes enfin en route, mes enfans et moi, pour voir la grève de ce côté-là. Jusqu’alors je n’en avais pas eu la moindre curiosité, quoique mes enfans, qui couraient comme des chamois, m’assurassent que c’était le plus bel endroit du monde. Soit que la visite à l’ermitage, première cause de nos douleurs, m’eût laissé une rancune assez fondée, soit que je ne m’attendisse pas à voir de la plaine un aussi beau déploiement de mer que je l’avais vu du haut de la montagne, je n’avais pas encore eu la tentation de sortir du vallon encaissé de Valldemosa. J’ai dit plus haut qu’au point où s’élève la Chartreuse la chaîne s’ouvre, et qu’une plaine légèrement inclinée monte entre ses deux bras élargis jusqu’à la mer. Or, en regardant tous les jours la mer monter à l’horizon bien au-dessus de cette plaine, ma vue et mon raisonnement commettaient une erreur singulière : au lieu de voir que la plaine montait et qu’elle cessait tout à coup à une distance très rapprochée de moi, je m’imaginais qu’elle s’abaissait en pente douce jusqu’à la mer, et que le rivage était plus éloigné de cinq à six lieues. Comment m’expliquer, en effet, que cette mer, qui me paraissait de niveau avec la Chartreuse, fût plus bas de deux à trois mille pieds ? Je m’étonnais bien quelquefois qu’elle eût la voix si haute, étant aussi éloignée que je la supposais ; je ne me rendais pas compte de ce phénomène, et je ne sais pas pourquoi je me permets quelquefois de me moquer des bourgeois de Paris, car j’étais plus que simple dans mes conjectures. Je ne voyais pas que cet horizon maritime dont je repaissais mes regards était à quinze ou vingt lieues de la côte, tandis que la mer battait la base de l’île à une demi-heure de chemin de la Chartreuse. Aussi, quand mes enfans m’engageaient à venir voir la mer, prétendant qu’elle était à deux pas, je n’en trouvais jamais le temps, croyant qu’il s’agissait de deux pas d’enfans, c’est-à-dire, dans la réalité, de deux pas de géant ; car on sait que les enfans marchent par la tête, sans jamais se souvenir qu’ils ont des pieds, et que les bottes de sept lieues du Petit-Poucet sont un mythe pour signifier que l’enfance ferait le tour du monde sans s’en apercevoir.

Enfin je me laissai entraîner par eux, certain que nous n’atteindrions jamais ce rivage fantastique qui me semblait si loin. Mon fils