Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 25.djvu/844

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
836
REVUE DES DEUX MONDES.

il fallait lutter avec de bonnes jambes. D’autres menus torrens improvisés, descendant du haut des rochers à grand bruit, débusquaient tout d’un coup à notre droite, et il fallait souvent se hâter pour passer avant eux, ou les traverser à tout risque, dans la crainte qu’en un instant ils ne devinssent infranchissables. La pluie tombait à flots ; de gros nuages plus noirs que l’encre voilaient à chaque instant la face de la lune ; et alors, enveloppés dans des ténèbres grisâtres et impénétrables, courbés par un vent impétueux, sentant la cime des arbres se plier jusque sur nos têtes, entendant craquer les sapins et rouler les pierres autour de nous, nous étions forcés de nous arrêter pour attendre, comme disait un poète narquois, que Jupiter eût mouché la chandelle. C’est dans ces intervalles d’ombre et de lumière que vous eussiez vu, Eugène, le ciel et la terre pâlir et s’illuminer tour à tour des reflets et des ombres les plus sinistres et les plus étranges. Quand la lune reprenait son éclat et semblait vouloir régner dans un coin d’azur rapidement balayé devant elle par le vent, les nuées sombres arrivaient comme des spectres avides pour l’envelopper dans les plis de leurs linceuls. Ils couraient sur elle et quelquefois se déchiraient pour nous la montrer plus belle et plus secourable. Alors la montagne ruisselante de cascades et les arbres déracinés par la tempête nous donnaient l’idée du chaos. Nous pensions à ce beau sabbat que vous avez vu dans je ne sais quel rêve et que vous avez esquissé avec je ne sais quel pinceau trempé dans les ondes rouges et bleues du Phlégéton et de l’Érèbe. Et à peine avions-nous contemplé ce tableau infernal qui posait en réalité devant nous, que la lune, dévorée par les monstres de l’air, disparaissait et nous laissait dans des limbes bleuâtres, où nous semblions flotter nous-mêmes comme des nuages, car nous ne pouvions même pas voir le sol où nous hasardions les pieds. Enfin nous atteignîmes le pavé de la dernière montagne, et nous fûmes hors de danger en quittant le cours des eaux. La fatigue nous accablait, et nous étions nus pieds, ou peu s’en faut ; nous avions mis trois heures à faire cette dernière lieue.

Mais les beaux jours revinrent, et le steamer majorquin put reprendre ses courses hebdomadaires à Barcelone. Notre malade ne semblait pas en état de soutenir la traversée, mais il semblait également incapable de supporter une semaine de plus à Majorque. La situation était effrayante ; il y avait des jours où je perdais l’espoir et le courage. Pour nous consoler, la Maria-Antonia et ses habitués du village répétaient en chœur autour de nous les discours les plus édifians sur la vie future. Ce phthisique, disaient-ils, va aller en enfer,