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la carrière sociale, suivent une ligne parallèle à la nôtre, les seules qui proclament les principes que nous proclamons, et les libertés que la France a deux fois conquises. Ce serait un triste spectacle que cette lutte de deux peuples civilisés, cette lutte née d’une cause futile et ne pouvant aboutir à un résultat sérieux, sans compter d’ailleurs les pertes qui en résulteraient pour l’industrie et pour le commerce, les difficultés et les querelles auxquelles pourrait donner lieu la navigation des neutres.

L’Angleterre n’a pas été heureuse dans son expédition contre la Chine. La maladie dévore ses troupes, tandis que les Chinois prolongent par leurs ruses diplomatiques l’inaction des Anglais. Bientôt le commandant anglais aura besoin de renforts, et tout sera à recommencer. En attendant, le commerce des Indes a vu diminuer de plus de 80 millions par an le montant de ses transactions avec le céleste empire. Le gouvernement anglais, en voulant soutenir par la force une cause d’ailleurs fort injuste, n’a pas suffisamment considéré la nature du pays, le caractère du peuple auquel il avait affaire, et les difficultés de tout genre qu’il devait nécessairement rencontrer. C’est souvent un embarras que d’avoir maille à partir avec des lâches. Lorsqu’il faut aller chercher son adversaire à une distance énorme et dans des parages difficiles, on doit désirer qu’il ose en venir tout de suite à une action décisive. Les Chinois, qui ne brillent pas par la bravoure, mais qui ne manquent pas d’une certaine habileté, de l’habileté des gens faibles et rusés, ne veulent ni se battre, ni céder. L’empereur de la Chine a pour lui le climat, les distances, l’immense étendue de son empire, et la stupide résignation de ses peuples. Quand les Anglais auront dévasté et conquis un coin de l’empire, quel profit en retirera la Grande-Bretagne ? Après avoir perdu ses soldats, elle perdra les fruits de l’expédition ; et si elle voulait conserver ses conquêtes et fonder une sorte de colonie chinoise, elle y rencontrerait, par la nature des choses, des obstacles bien autrement graves que ceux qu’elle a dû vaincre dans l’Inde. La Russie a sans doute l’œil ouvert sur les affaires de la Chine, et un œil clairvoyant et jaloux.

En attendant, le représentant russe à Londres, M. de Brunow, s’est donné le facile plaisir de jeter, dans un banquet aux gobe-mouches de la Cité, un de ces discours qui font sourire si finement les augures de la diplomatie lorsqu’ils se rencontrent dans leurs sanctuaires. Il est vrai que M. de Brunow a surpassé tout ce qu’on avait fait de plus hardi et de plus amusant en ce genre. Il a sans doute attendri les honnêtes marchands qui l’écoutaient, lorsqu’il a parlé avec tant d’onction de la bonté grande et de l’humilité évangélique de l’empereur Nicolas, qui, dans l’affaire d’Orient (comprenez-vous, dans l’affaire d’Orient !), a bien voulu, avec une modestie rare, servir de second, que dis-je ? pas même de témoin, mais de conseil à lord Palmerston. Et voilà, qu’on le sache bien, comment le gouvernement russe est décidé à en agir toujours avec son nouvel allié : tout pour les intérêts de l’Angleterre, pour la paix du monde, pour la plus grande gloire du sultan ! Pour la Russie, le contentement d’une bonne conscience, les joies si pures et si intimes du désintéressement