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moitié terminée dans une autre. Ils ressemblent à ces riches manufacturiers qui surveillent à la fois plusieurs usines en pleine exploitation.

Autrefois il y avait dans la littérature des groupes d’écrivains qui, rangés sous un même drapeau, s’avançaient vers un même but. Dans ces phalanges qu’unissaient des sympathies communes, tous ne prenaient point une part semblable aux luttes de la politique ou aux discussions littéraires. Les uns s’attachaient aux principes sociaux, les autres à ceux de l’esthétique ; mais tous formaient une réunion compacte et pour ainsi dire solidaire. Le poète ou le critique ne donnait point par ses tendances au publiciste ou au pamphlétaire un perpétuel démenti. À présent des écrivains, dont les œuvres paraissent côte à côte devant le public, se combattent, et même quelquefois se bafouent dans les idées qu’ils énoncent. Le feuilletoniste d’un journal démocratique s’étudie à parler le langage de M. de Richelieu et affecte les principes de la régence. De cette confusion bizarre d’opinions naît une propension de plus en plus marquée à ne plus attacher aucun sens sérieux à tout ce qui se débite devant un auditoire. On joue tous les matins un drame où les uns sont vêtus en paysans, les autres en grands seigneurs : chacun parle le langage que son costume lui impose ; mais, une fois ce costume mis de côté, il n’y a plus ni gentilshommes ni villageois, il n’y a que les acteurs d’une même troupe qui comptent la recette et se la partagent.

Et ce qu’il y a de fâcheux dans la légèreté de ces mœurs, c’est que la réprobation dont une partie du public les frappe décourage quelques intelligences d’élite au milieu de leurs travaux solitaires et consciencieux. Il est des esprits véritablement amoureux de l’art, mais qui l’aiment d’une tendresse ombrageuse et hautaine ; ceux-là s’écartent de lui avec un dédain douloureux quand ils le voient flétri et dégradé. Demandez à ce poète qui vous rappelait tantôt Child-Harold, tantôt le chevalier Desgrieux, pourquoi nous n’avons pas lu depuis plus d’un an une page de sa prose si limpide, malgré tous les voiles charmans qu’elle conserve à la pensée ; pourquoi ses vers tombent à présent comme des gouttes transparentes et cristallines au lieu de s’épancher en flots abondans ? Il vous répondra que son ame est froissée, et, tandis qu’il se condamne à un silence dont il souffre et dont nous souffrons aussi, on entend mille voix babillardes s’élever de toutes parts. En abaissant l’art, on le rend accessible à tous. Quand les bornes servaient de chaire aux vérités de la Bible, tout le monde était prédicant ; depuis que les conteurs descendent aussi dans la rue, tout le monde a son histoire à conter. Quel dégoût devaient ressentir ceux qui entouraient au fond de leur cœur la parole divine d’un triple voile de respect, et qui n’osaient la faire monter sur leur bouche qu’après avoir prié le ciel de purifier leurs lèvres, quel dégoût ils devaient ressentir quand ils rencontraient sur les places et dans les carrefours des lambeaux de ce langage sacré ? Comment n’en serait-il pas de même de ceux qui, dans cet âge sceptitique, ont reporté sur le culte de l’intelligence toute l’ardeur de leur amour, toute la force de leurs croyances, quand ils rencontrent, mêlés aux vulgarités