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LE DOCTEUR HERBEAU.

m’arrive ? ma ferme de Gros-Bois est écroulée, j’ai trois bœufs écrasés, deux granges brûlées, trois chevaux sur le flanc. Par-dessus le marché, ma femme est malade depuis deux ans, et vous êtes son médecin. Que Saint-Léonard s’arrange ! s’il s’agit de souscription, merci : je ne donnerai pas un rouge liard. Je me suis ruiné pour les Grecs.

— Monsieur, dit le docteur, nous avons tous souffert de cet affreux orage, et moi-même j’ai vu mon kiosque emporté par un coup de vent et précipité dans la Vienne. Le tonnerre s’est introduit dans mon salon par la cheminée de la cuisine et s’est échappé par la fenêtre, après avoir saccagé ma vaisselle et tordu indignement tous les instrumens de ma trousse. Jour funeste ! Mais plût à Dieu que nous n’eussions pas de plus grand désastre à déplorer !

— Ah ça ! monsieur, où voulez-vous en venir ? s’écria M. Riquemont avec impatience. Mme Herbeau est-elle morte ?

M. Savenay, ce grand médecin, cet aimable jeune homme qui avait su vous plaire, vient d’être enlevé prématurément à la science et à ses amis. M. Savenay n’est plus.

— Il n’est plus ! s’écria M. Riquemont.

— Il n’est plus ! répéta le docteur Herbeau. Le jour de ce fatal orage, on a vu, dans la matinée, ce jeune imprudent sortir à cheval de la ville ; on ne l’a pas vu revenir, et ce matin nous avons reçu la nouvelle que son cadavre a été retrouvé dans la Vienne, près du moulin de Champfleuri.

— Vous avez la chance, monsieur, dit le châtelain : les dieux sont pour vous.

— Monsieur, veuillez croire à la sincérité de mes regrets, s’empressa de répondre Aristide.

— Sans doute, ces regrets vous honorent, et je m’y associe de grand cœur. C’était un brave jeune homme, que j’aimais beaucoup. Je n’oublierai jamais le déjeuner que j’ai fait chez lui : il traitait bien, son vin valait mieux que le vôtre. Mais enfin, monsieur, c’était pour vous un rival, un rival dangereux, j’ose le dire.

— Je n’ai jamais souhaité la mort de personne ! s’écria le docteur Herbeau.

— Sans doute ; mais il ne faut pas être ingrat envers le ciel lorsqu’il veut bien se charger lui-même du soin de nos intérêts. Vous ne vous êtes pas dissimulé, n’est-ce pas ? que l’établissement de M. Savenay en ce pays vous était on ne peut plus préjudiciable ? Il ne s’agissait, croyez-moi bien, que de la ruine de votre maison.

— Monsieur…