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lorsqu’il n’a point reconnu de danger, se jette à l’eau ; tous les rennes s’y jettent après lui. Alors les chasseurs, qui se tenaient cachés dans des golfes, dans des broussailles, s’élancent sur leurs canots, entourent les animaux, qui s’enfuient à la nage, les frappent à coups de lance et en tuent en peu d’instans un grand nombre.

Cette chasse cruelle n’est du reste pas sans danger. Au milieu du tumulte impétueux des rennes qui nagent, des hommes qui les poursuivent, le léger canot peut être facilement submergé. Les rennes d’ailleurs se défendent vigoureusement, ceux-ci avec leurs cornes, ceux-là avec leurs pieds, et souvent font chavirer l’embarcation. En pareil cas, le chasseur, hors d’état de passer à la nage à travers le troupeau flottant au milieu duquel il s’est jeté, n’a d’autre parti à prendre que de s’attacher à un renne robuste et de se laisser ainsi remorquer jusque sur le rivage.

Tant que la chasse dure, une foule de Jukahires vont et viennent dans leurs pirogues le long du fleuve, s’emparent du butin et le conduisent à terre. Tous les rennes qui expirent sur l’eau sont partagés également entre les diverses familles de la tribu. Tous ceux qui, après avoir été blessés, parviennent à gagner le rivage, appartiennent aux chasseurs.

Quand les troupeaux de rennes viennent ainsi se livrer aux coups de la peuplade, les Jukahires en sont souvent réduits à la dernière extrémité ; souvent, au printemps, ils ne peuvent faire que de très insuffisantes provisions. Les rennes alors sont maigres, chétifs, et on n’en tue qu’un très petit nombre. Sur la fin de l’été, plus d’une famille souffre de la famine et ronge avec une avidité désespérée les peaux qui lui servent de vêtemens et de couvertures. Quand vient l’automne, c’est une chose désolante de voir ces malheureux attendre avec angoisse le retour des rennes et dévorer les premiers qui sont tués, avec la peau et les entrailles, sans en perdre un seul morceau. Si les troupeaux qui alimentent cette population prennent par hasard un autre chemin, s’ils échappent à la surveillance des chasseurs, c’est une calamité dont on ne peut se faire une idée. Les Jukahires courent de côté et d’autre tout effarés, et, quand ils voient que leur proie leur échappe, les uns se tordent les mains et poussent d’affreux hurlemens ; d’autres se roulent dans la neige en invoquant la mort ; d’autres restent silencieux et immobiles, atterrés à l’idée des souffrances qu’ils vont éprouver, et bientôt la famine emporte tous ceux qui n’ont pas dans leurs demeures quelques vivres, ou qui ne trouvent pas dans la pêche une dernière ressource.

Il y a encore, sur ces mêmes plages soumises à tant de fléaux,