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mais, Dieu merci, cette noble ambition de l’artiste, cette confiance aventureuse qui aspire sans cesse à quelque chose de plus grand et de plus élevé, n’est pas encore complètement éteinte : aussi, quand même il n’eût pas réussi, et ne fût-ce que pour l’honneur de l’exemple, nous féliciterions M. Delaroche d’avoir voulu faire ce noble et périlleux essai de peinture monumentale.

Sans doute ce n’est pas à la dimension des tableaux que se mesure le génie des peintres. Dans la plus petite toile, il y a place pour le plus grand chef-d’œuvre. La Vision d’Ezéchiel, ce miracle de l’art, n’a qu’un pied carré tout au plus. Mais on ne peut disconvenir que, plus les proportions s’étendent, plus il faut de ressources pour concevoir et de force pour exécuter. La difficulté grandit encore, ou plutôt elle change de nature quand ce n’est plus sur une toile ou sur un panneau, mais sur le monument lui-même que l’imagination de l’artiste doit s’exercer. Cette peinture, qui se fait sur place, sans le secours des fictions de l’atelier, est une œuvre à part qui a ses lois et ses secrets. Autre chose est faire des tableaux, ces créations mobiles qu’un cadre doré isole et met en harmonie avec tous les lieux où le hasard les transportera, autre chose jeter sur une muraille des pensées qui s’y fixent à jamais, qui font corps avec l’édifice, et qui, se mariant à l’architecture, doivent s’approprier, comme elle, à la destination du monument. Là plus de touche ingénieuse, plus d’effets mystérieux, plus de glacis délicats, aucune autre séduction que la vérité de l’expression, la justesse de la couleur, la clarté et la grandeur de la composition.

Je ne veux pas dire que l’un de ces deux genres soit inférieur à l’autre. Ce serait réveiller un procès dont l’érudition s’est naguère emparée et que l’art doit laisser dormir. J’indique seulement que ce sont deux genres distincts. L’un demande plus de perfection, l’autre plus de puissance. Ils obéissent à des règles qui leur sont propres, ce sont presque deux arts différens. Aussi vous ne connaissez qu’à moitié Raphaël si vous n’avez jamais admiré que ses tableaux ; vous ignorez presque le Pérugin si vous ne l’avez vu sur les murs de Perouse ; André del Sarto n’est pas sous les arcades de l’Annunziata le même homme que dans les galeries où brillent ses plus beaux chefs-d’œuvre, et vous ne retrouvez ni dans les tableaux, ni dans les dessins de Léonard, la main qui devait tracer la Cène de Milan.

Il y a donc pour un artiste qui, vers le milieu de sa carrière, se hasarde dans ce genre nouveau, toutes les émotions, tous les périls d’un début.