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REVUE DES DEUX MONDES.

M. Génin, dans sa préface, faisant remarquer sa qualité de premier éditeur et les difficultés particulières de cette position, où les derniers venus font oublier les premiers, ajoute : « Gerbert, dans un de ses sermons, parle d’une famille de pêcheurs et d’une échelle dont le pied plongeait dans un lac enflammé de bitume et de soufre. Chaque descendant venait à son tour s’emparer de l’échelon supérieur, contraignant ainsi les autres à s’enfoncer d’un degré, tant qu’à la fin le père et le chef de toute cette race disparaissait englouti sous les vagues bouillantes. Cette famille de pêcheurs est la famille des éditeurs, et cette terrible allégorie est leur histoire. » Il faut espérer que, bravant la perspective d’un sort aussi funeste, M. Génin profitera du temps où il est encore sur le premier échelon pour faire une publication qui lui est naturellement dévolue et pour accroître ainsi le renom de Marguerite et les richesses du XVIe siècle. Indépendamment du fond même de cette correspondance, sur lequel je n’ai aucune donnée, la forme en doit être excellente ; car, toutes les fois que Marguerite écrit à son frère, elle se garde de laisser courir sa plume.

M. Génin dit qu’on pourra, d’après la correspondance qu’il publie, porter un jugement complet et certain sur la reine de Navarre. Il faut, en effet, à côté de la conteuse spirituelle moitié gaie, moitié sérieuse, des Nouvelles, et sans oublier la correspondante de l’évêque Briçonnet, voir en elle la femme pleine de cœur et de sens qui se montre dans les Lettres, la protectrice éclairée des savans, la princesse tolérante en matière de religion dans un temps où il n’y avait pas de tolérance, enfin celle qui, entourée de toutes les grandeurs, a dit d’elle-même qu’elle avait porté plus que son faix de l’ennui commun à toute créature bien née ; expression généreuse et mélancolique qui seule suffirait pour attester quel sentiment cette ame à la fois élevée et tendre, cette créature bien née, avait, sans regret de son rôle, emporté de l’expérience des hommes et des choses.


E. Littré.