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REVUE. — CHRONIQUE.

Quant à Beauvallet, il a tenu tout ce qu’on pouvait attendre de lui dans le rôle important qui lui était confié. Ce qui pouvait manquer de mélancolie et de profondeur au Richard Cromwell de M. Scribe, il le lui a donné par l’expression de ses regards et l’accent de sa voix ; ce qu’il y avait dans ce caractère de confiance dédaigneuse et d’honnêteté irascible, il l’a parfaitement rendu et compris. Une des scènes de la pièce se passe entre Ephraïm Kilseen et le fils de Cromwell. L’homme aux vingt-deux voix vient offrir au protecteur ses consciences à vendre. À ces offres honteuses, les yeux de Richard s’allument, le rouge de l’indignation monte à son visage ; il repousse loin de lui le puritain vénal, et déclare qu’il ne déshonorera son règne par aucun trafic. Beauvallet a rendu avec une mâle énergie ces sentimens droits et simples dont le spectateur se sent tout content et tout ému.

Donc la pièce de M. Scribe est bien jouée et repose en définitive sur des idées et des faits dont on ne peut nier la valeur. Maintenant il y a un parti que prend certaine critique, c’est d’exclure entièrement M. Scribe et ses œuvres de ce qu’on appelle aujourd’hui le royaume de l’art. L’art est un mot dont on fait grand abus de nos jours, et c’est chose fâcheuse, car ce mot pourrait désigner une croyance réelle de ce temps-ci. Si on ne le plaçait qu’à propos, pour caractériser toute sérieuse entreprise de la pensée, il mériterait d’être respecté, et il le serait. Mais, dans la bouche de quelques écrivains, l’art est une expression qui devient grotesque à force d’être prodiguée hors de saison. Il existe une classe de gens, maniant le pinceau et la plume, qui traitent le public de Turc à Maure, et, entre autres choses, cassent tous ses jugemens en invoquant ce nom, qu’ils semblent avoir pris à tâche de faire tomber en discrédit. Nous croyons à la foi sincère d’un grand nombre d’ames à notre époque dans une religion qu’on pourrait appeler en effet la religion de l’art, noble culte dont la gloire est de ne combattre aucune croyance chez ceux que n’a pas envahis le scepticisme, et de rendre un principe d’action à ceux dont le doute paralyse l’énergie. Plus nous fondons d’espérances sur cette religion, plus nous devons protester contre la conduite malavisée de ces sectaires qui la compromettent par des pruderies hypocrites. Si c’est un devoir de se séparer hautement des écrivains qui cherchent la vogue pour la vogue, sans se soucier des moyens qui les poussent à leur but, c’est une injustice et une maladresse de ne pas savoir faire quelques concessions à ceux qui essaient de tourner vers d’utiles idées l’attention d’un public qu’ils se sont conquis. M. Scribe est de ces derniers ; qu’on lui reproche la négligence de son style, la précipitation de ses travaux, l’éparpillement de son talent, enfin tout ce qui a fait la ruine de la littérature actuelle, je le conçois ; ce que je demande au nom de l’équité et du bon sens, c’est qu’on reconnaisse les qualités qui sont en lui, car de tout temps il y a eu en lui des qualités incontestables : il voit clair et rend nettement. Une époque nouvelle est venue pour M. Scribe ; après avoir sacrifié pendant de trop longues années aux désirs de célébrité et de fortune, il peut, maintenant qu’il doit être rassasié de vogue et d’argent, consacrer à des œuvres soigneusement mûries les loisirs d’une