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REVUE. — CHRONIQUE.

voilà pourquoi j’en veux tant à ces cavatines étrangères que les tenori et soprani ont la déplorable habitude d’importer dans cette œuvre d’un caractère si marqué, sottes illustrations dont il semble qu’on se plaise de tout temps à déparer le texte original.

Et puis, que de souvenirs se rattachent à cette musique ! souvenirs de la Pasta, de la Pisaroni, de la Sontag, de la Malibran, souvenirs de la Pasta surtout, la seule peut-être qui ait imprimé jamais au rôle de Tancredi son véritable caractère de grandeur héroïque et chevaleresque. La Malibran, avec tout son génie, y manquait d’ampleur ; la fougue indomptable de sa nature, la chaleur de son sang, qui partout ailleurs l’entraînaient à des effets irrésistibles, nuisaient ici, par moment, à la gravité de sa pantomime. L’art du comédien n’est pas si indépendant qu’on se l’imagine. Il y a des gens qui croient avoir tout dit lorsqu’ils se sont écriés à l’inspiration, au génie, au feu sacré. Certes, personne plus que nous n’admire ces dons du ciel, mais il n’en est pas moins vrai que l’inspiration, livrée à elle-même, ne sait aboutir qu’au désordre et à l’extravagance ; et c’était justement cette force modératrice, si je puis m’exprimer ainsi, ce souvenir antique de la dignité humaine au milieu du tumulte des passions, ce soin de la pose et du geste, en un mot, ce culte intelligent de la plasticité, qui faisaient de la Pasta, dans Tancredi, Semiramide, Otello, la tragédienne sans rivale, la cantatrice classique par excellence. Dans ce travestissement auquel l’emploi de contralto, la plupart du temps, oblige les femmes, la Pasta comprenait à merveille certaines nuances qu’on ne saurait dépasser sans encourir le ridicule. Il ne s’agit point, en effet, de se donner des airs masculins, de raccorder son geste et de faire sonner ses éperons. Qu’importe l’illusion du costume, si vous rendez la passion et l’accent dramatique du rôle ? En si périlleuse entreprise, il n’y a que par l’idéal qu’on se puisse sauver. Était-ce une femme, la Pasta chantant Di tanti palpiti, était-ce un homme ? Qui pensa jamais à s’en informer ? C’était Tancredi.

Dans ce rôle consacré par la tradition, Mme Pauline Viardot n’apporte aucun des souvenirs des illustres modèles qui l’ont précédée. C’est là, selon nous, un tort grave. Aux Italiens, comme au Théâtre-Francais, il est certaines créations devenues classiques, dont on ne saurait s’approcher avec trop de réserve et de scrupuleuse application. Que dirait-on d’une comédienne qui prétendrait improviser Célimène ? Il en est de même pour Tancredi, avec cette différence pourtant qu’ici l’art et l’étude ne suffisent plus. Or, puisque ces conditions naturelles, auxquelles rien ne supplée, manquaient à Mme Pauline Viardot, n’eût-il pas mieux valu s’abstenir ? Quelle nécessité d’aborder un rôle qu’on n’exécute qu’à force d’artifices et d’escamotages, et dont on ne vient à bout que par les arrangemens, les transpositions et les omissions ? Au temps de la Pisaroni et de la Pasta, il y avait au second acte de Tancredi une phrase admirable et que la salle entière attendait : Ah ! che scordar non so ; dans le rôle tel que le chante aujourd’hui la sœur de la Malibran, cette