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FEU BRESSIER.

arrangée ; c’est la réalisation des rêves que je faisais quand la triste pauvreté appesantissait sur moi sa main crochue. Mon île est le plus ravissant endroit du monde. Je n’ai absolument rien changé à ce qui se peut voir du dehors ; les bords sont toujours hérissés de saules dont les branches pendent dans l’eau, et autour desquels grimpent les lianes des grands volubilis blancs. Pour le pêcheur qui passe, c’est une île comme toutes les autres îles. J’ai réservé mes magnificences pour les parties cachées de mon séjour. Quelques bourgeois de la ville, cependant, au commencement de la saison, se sont avisés de s’y faire descendre, et j’ai trouvé un jour une société, comme ils disent, faisant sur une de mes pelouses un repas champêtre, et y laissant pour trace de leur passage des débris de pain et de jambon. Quelques-uns s’étaient fait des cannes avec les plus belles branches d’un cerisier à fleurs doubles. J’avisai aux moyens de prévenir in futurum de semblables invasions.

« Il y a, à une demi-lieue de là, une autre île banale et publique dans laquelle un mauvais cabaret attire, les jours de fête, un grand concours de monde, et quelquefois même des gens assez bien. Un batelier paie au cabaretier propriétaire de l’île une redevance annuelle pour avoir exclusivement le droit de passer le monde d’une rive à l’autre. J’ai appris par des pêcheurs que c’est ce batelier qui avait conduit les bourgeois dans mon île. J’ai envoyé mon homme d’affaires trouver le cabaretier. Il lui a offert pour le privilége du passage une redevance double de celle qu’il reçoit. Il n’a pas hésité à lui donner la préférence. Maître du passage, je l’ai fait donner, toujours par mon homme d’affaires, à un vieux pêcheur que je rencontre quelquefois sur la rivière, et qui commence à avoir bien du mal à faire son pénible métier, à cause des nuits froides qu’il faut passer dehors. On lui a sous-loué le passage avec des avantages qui le rendent le plus heureux des hommes. Ce qu’il a à remettre sur ses bénéfices n’a pour but que de le tromper lui-même sur ma situation, pour ne pas donner un nouvel attrait aux invasions que je veux éviter. Ces quelques écus d’ailleurs rentrent chez lui sous forme de petits cadeaux à sa femme et à ses enfans. Quant à moi, il me prend pour un pêcheur ; il sait que je m’appelle Louis, et n’en demande pas davantage. Il me voit presque tous les jours sur la rivière, manœuvrant mon bateau ou jetant l’épervier aussi bien, j’ose m’en flatter, qu’aucun pêcheur du pays. Mes costumes sont peu capables de me dénoncer comme bourgeois.

« Maintenant que l’inviolabilité de mon île est assurée, je suis heu-