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et produisent l’effet le plus bizarre. Les colonnes, toutes d’un seul morceau, n’ont guère plus de dix à douze pieds jusqu’au chapiteau d’un corinthien arabe plein de force et d’élégance, qui rappelle plutôt le palmier d’Afrique que l’acanthe de Grèce. Elles sont de marbres rares, de porphyre, de jaspe, de brêche verte et violette, et autres matières précieuses ; il y en a même quelques-unes d’antiques et qui proviennent, à ce qu’on prétend, des ruines d’un ancien temple de Janus. Ainsi trois religions ont célébré leurs rites sur cet emplacement. De ces trois religions, l’une a disparu sans retour dans le gouffre du passé, avec la civilisation qu’elle représentait ; l’autre a été refoulée hors de l’Europe, où elle n’a plus qu’un pied, jusqu’au fond de la barbarie orientale ; la troisième, après avoir atteint son apogée, minée par l’esprit d’examen, s’affaiblit de jour en jour, même aux contrées où elle régnait en souveraine absolue, et peut-être la vieille mosquée d’Abdérame durera-t-elle encore assez pour voir une quatrième croyance s’installer à l’ombre de ses arceaux, et célébrer avec d’autres formes et d’autres chants le nouveau dieu, ou plutôt le nouveau prophète, car Dieu ne change jamais.

Au temps des califes, huit cents lampes d’argent remplies d’huiles aromatiques éclairaient ces longues nefs, faisaient miroiter le porphyre et le jaspe poli des colonnes, accrochaient une paillette de lumière aux étoiles dorées des plafonds, et trahissaient dans l’ombre les mosaïques de cristal et les légendes du Koran entrelacées d’arabesques et de fleurs. Parmi ces lampes se trouvaient les cloches de Saint-Jacques de Compostelle, conquises par les Mores ; renversées et suspendues à la voûte avec des chaînes d’argent, elles illuminaient le temple d’Allah et de son prophète, tout étonnées d’être devenues lampes musulmanes de cloches catholiques qu’elles étaient. Le regard pouvait alors se jouer en toute liberté sous les longues colonnades et découvrir, du fond du temple, les orangers en fleur et les fontaines jaillissantes du patio dans un torrent de lumière rendue plus éblouissante encore par le contraste du demi-jour de l’intérieur. Malheureusement cette magnifique perspective est obstruée aujourd’hui par l’église catholique, masse énorme enfoncée lourdement au cœur de la mosquée arabe. Des retables, des chapelles, des sacristies, empâtent et détruisent la symétrie générale. Cette église parasite, monstrueux champignon de pierre, verrue architecturale poussée au dos de l’édifice arabe, a été construite sur les dessins de Hernan Ruiz, et n’est pas sans mérite en elle-même ; on l’admirerait partout ailleurs, mais la place qu’elle occupe est à jamais regrettable. Elle fut élevée, mal-