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LE CONNÉTABLE DU GUESCLIN.

nemi dans le Poitou et la Normandie, pour le séparer du midi et de la mer, dont il tirait toutes ses ressources.

Laissant donc le commandement des troupes qui gardaient la capitale au brave maréchal de Sancerre, il arriva à Caën lorsque l’Anglais le croyait encore à Paris. Il y fut promptement rejoint par la plus grande partie de son armée, à laquelle il distribua, pour lui tenir lieu de solde, toutes ses richesses rapportées d’Espagne, toute sa vaisselle d’or, don magnifique du roi Henri, à laquelle Tiphaine Raguenel, sa noble épouse, voulut joindre les bijoux à son usage personnel. L’organisation de ses troupes accomplie, il se mit en campagne, et peu de jours après il se trouvait en face de l’armée du célèbre Thomas Grandson ; puis, à la suite d’une marche difficile, exécutée dans les ténèbres d’une nuit orageuse, il surprenait l’ennemi et remportait l’éclatante victoire de Pont-Vallain. Grandson devenait, après une lutte corps à corps, prisonnier de Du Guesclin lui-même ; la chevalerie anglaise apprenait enfin, après un demi-siècle d’insolence et de succès, à mordre la poussière et à payer rançon à son tour, car « il n’y eut pas, dit Lefèvre, jusqu’au moindre écuyer et goujat qui, ce jour-là, n’eut aussi son prisonnier. »

Après ce grave échec infligé aux armes anglaises, nous voyons Du Guesclin entamer par la prise de Saumur, de Saint-Maur et de Bressuire, cette campagne poliorcétique qu’il continua durant près de dix années en Poitou, en Saintonge, en Guyenne et en Auvergne, arrachant toutes ces provinces aux Anglais ville par ville, château par château, et pour ainsi dire bastion par bastion. À chaque marche sur ce sol hérissé de forteresses féodales, on était arrêté par une barrière, et l’on n’avançait qu’à force d’assauts. La mine et l’incendie détruisaient l’une après l’autre ces tours de granit, devenues les derniers asiles de l’étranger. D’affreuses cruautés, d’horribles souffrances, venaient de part et d’autre imprimer à cette guerre un caractère inexorable ; elles élevaient une barrière éternelle entre les combattans. À la longue apathie des populations avaient succédé la fureur de l’agression et le désespoir de la résistance. Le cours des idées changeait visiblement, et cette longue lutte se transformait de jour en jour en un immense duel de peuple à peuple. Ce n’étaient plus deux familles rivales qui se disputaient un trône et une suprématie d’honneur : c’étaient la France et l’Angleterre qui se heurtaient avec rage l’une contre l’autre ; c’étaient deux nationalités qui naissaient à la fois dans des couches laborieuses et sanglantes.

Rien de plus curieux à étudier que ce travail intérieur qui a con-