Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 32.djvu/769

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
765
GOETHE ET LA COMTESSE STOLBERG.

dans un pareil moment de crise, la proposition des Stolberg fut acceptée. » Le père accueillit avec transport ces projets de voyage, qui devaient avoir pour résultat de soustraire Wolfgang aux enchantemens de la sirène ; il engagea même son fils à passer en Italie, et surtout à ne pas craindre de prolonger son absence, et Goethe quitta Francfort sans avoir dit adieu à Lili.

Une fois en route, Goethe ne tarda pas à changer d’idée sur le compte de ses compagnons de voyage. Jusqu’à l’arrivée à Darmstadt, les choses se passèrent à merveille ; là seulement d’imperceptibles symptômes d’incompatibilité commencèrent à se faire sentir. Sans être insolens ni dédaigneux le moins du monde, les jeunes comtes Stolberg, appartenant par leur naissance à l’une des plus hautes familles de l’Allemagne du nord, avaient dans le commerce intime je ne sais quelle liberté de manières, quelles intolérances d’opinion, qui devaient, à la longue, blesser un homme accoutumé, comme Goethe, à la politesse bourgeoise, à la méthodique réserve de la bonne ville impériale. Léopold surtout, qui, touchant l’incomparable supériorité de sa maîtresse et la profondeur du désespoir amoureux dont il souffrait, n’admettait pas de discussion, et repoussait avec emphase tout parallèle comme injurieux, Léopold irritait à chaque instant sa fibre sensible. Vainement, dans cette chaise qui roulait vers Manheim, Goethe s’efforçait de représenter à l’exalté jeune homme que d’autres pouvaient bien avoir l’expérience de semblables douleurs, Léopold ne voulait rien entendre, et son frère Christian, ainsi que le comte Haugwitz, intervenaient alors pour mettre fin à la querelle des deux amoureux. Ce thème plus ou moins varié reparaissait sans cesse. À la suite d’un dîner d’auberge où le vin n’avait pas été épargné, Léopold se lève au milieu d’un bachique hurrah, et propose un toast en l’honneur de sa belle maîtresse ; puis, quand tous ont bu : — Maintenant, s’écrie-t-il, des verres consacrés de la sorte ne sauraient plus servir, et ce serait les profaner que les emplir de nouveau. — À ces mots, il lance son verre par la fenêtre, et tous les autres font comme lui. « Nous obéîmes, ajoute Goethe ; mais, dans le moment où mon verre volait en éclats, il me sembla tout à coup sentir Merck me secouer par le collet de mon habit. » Cette espèce d’évocation méphistophélique de Merck en ce banquet est le meilleur indice que toute illusion sur les Stolberg s’évanouit chez Goethe dès ce moment. Au début du voyage, lui et Merck s’étaient rencontrés à Darmstadt, et le malin critique, qui le connaissait bien, le voyant s’embarquer avec ces jeunes fous, avait prédit ce qui arriva.