Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 32.djvu/778

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
774
REVUE DES DEUX MONDES.


« Lundi, 18. — Mon petit navire attend, nous allons descendre le fleuve. — Splendide matinée ! le brouillard est tombé, tout est frais et lumineux à la ronde. — Et moi je retourne à la ville, je vais reprendre le seau des Danaïdes ! Adieu !

« Je respire librement la fraîche matinée ! Chère Auguste, je le sens, mon cœur finira par s’ouvrir à la vraie volupté, à la vraie souffrance, et tôt ou tard cessera d’être ainsi ballotté, entre le ciel et l’enfer, sur les vagues de l’imagination et d’une sensibilité extravagante. Chère, écris-moi aussi un journal, il n’est que ce moyen de vaincre cette éternelle distance.

« Lundi, minuit, Francfort, à ma table. — Je rentre pour te dire bonsoir. J’ai erré, je me suis étourdi toute la journée. Ô chère, qu’est-ce donc que la vie de l’homme, et tant de biens qui s’amoncèlent à mes pieds, tant d’amour qui m’entoure ? — J’ai vu Lili aujourd’hui après dîner, je l’ai vue au spectacle, et je n’ai pas eu un mot à lui dire, nous ne nous sommes pas parlé ; ah ! fussé-je délivré de cette angoisse ! Et pourtant, Auguste, je tressaille à la seule idée qu’elle pourrait me devenir indifférente. En attendant, je reste fidèle à mon cœur et laisse faire.

« Mardi, sept heures du matin. — Dans les plaisirs et la dissipation ! Auguste, je me laisse entraîner et ne dirige le gouvernail que pour m’empêcher d’engraver, et cependant j’ai engravé et ne puis m’arracher à son influence. Ce matin, le vent souffle pour elle dans mon cœur ! — Grande et sévère leçon ! — Néanmoins je vais au bal, pour l’amour d’une gracieuse créature, mais simplement, en domino. Lili n’y vient pas.

« Trois heures et demie après midi. — Toujours le même train, poussé

    bach,

    je me sois trouvé de ma vie ! Ah ! chère Auguste, pourquoi ne puis-je t’en rien dire ? pourquoi ? Je contemplais la lune et le monde à travers les larmes embrasées de l’amour. Tout ce qui m’entourait avait une ame ! Aussi depuis la crise, Auguste, je suis taciturne, mais non calme ; — taciturne autant que je puis l’être. — Je tremble que pendant les jours paisibles un nouvel orage ne s’amasse, et que… — Bonne nuit, ange ! unique, unique jeune fille, et j’en connais beaucoup !

    où cette idée se trouve reproduite mot pour mot dans la fameuse chanson du rat :

    Sie fuhr herum, sie fuhr heraus
    Und soff aüs allen Pfützen,
    Zernagt’s, zerkratzt das ganze Haus
    Wollte nichts ihr Wüthen nützen,
    Sie that gar manchen Aengstesprung,
    Bald hatte das arme Thier genüng
    Als hatte es Liebe im Leibe.

    Maintenant est-ce la prose de l’amant que le poète a rimée, ou l’amant aurait-il par hasard fait servir l’inspiration du poète à ses divagations sentimentales ? Il y a là plus qu’une question de date à éclaircir.