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ironie pleine d’indignation, nous avons des métaux, de la pierre, des marbres de toute sorte, des sculpteurs en grand nombre, et nous sommes en train de vous faire fabriquer votre dieu : on le taille, on le tourne, on le peint, vous l’aurez bientôt…… Mais nous, qui nous rendra jamais nos frères que vous avez tués[1] ? »

Ainsi, dans les campagnes et dans les petites villes, le paganisme luttait avec énergie contre le christianisme. Dans les grandes villes, et à Carthage particulièrement, la lutte était moins vive. Le peuple y faisait un singulier mélange des deux religions : il se rendait à l’église chrétienne, et, en sortant de l’église, il allait sacrifier dans le temple de la grande déesse Céleste[2]. Personne surtout ne refusait de s’asseoir aux tables que les citoyens riches faisaient dresser dans les temples après les sacrifices, et où étaient servies les viandes offertes aux dieux. Les évêques chrétiens avaient beau représenter que c’était un sacrilége ; on aimait mieux croire qu’il ne s’agissait que d’une invitation à dîner qu’il eût été malhonnête et maladroit de refuser. Aussi, quand le culte païen fut aboli, le peuple de Carthage laissa changer en église, sans murmurer, le temple de la déesse Céleste ; mais il garda beaucoup des habitudes du paganisme, celles surtout qui servaient à ses fêtes et plaisirs, car c’est le propre du peuple des grandes villes, qui voit passer beaucoup de choses, d’être à la fois indifférent et curieux, et d’aimer surtout les cérémonies. Les fêtes du paganisme étaient belles, nombreuses et mêlées de repas, les hécatombes solennelles offertes aux dieux par les ambitieux ou les magnifiques de la cité étant des distributions de vivres faites dans les temples, au lieu d’être faites sur la place publique. Ces fêtes étaient aussi mêlées de danses, destinées peut-être dans l’origine à représenter quelque symbole ou quelque allégorie mystérieuse ; mais peu à peu l’idée symbolique avait disparu : la danse seule était restée, avec la gaieté et la licence qu’elle entraîne. Grace à ces repas et à ces danses, le peuple aimait donc beaucoup les fêtes païennes, et les évêques, qui le savaient, ne voulurent pas d’abord, en supprimant les idoles, supprimer en même temps les fêtes. Ils les conservèrent en les consacrant à la mémoire des martyrs[3]. Aussi bien ç’a toujours été la politique de l’église, de ménager les habitudes et même les plaisirs des idolâtres qu’elle voulait convertir[4].

  1. Lettre 50, t. II, p. 173.
  2. Salvien, liv. VIII.
  3. Lettre 29, t. II, p. 76-77.
  4. Grégoire-le-Grand disait dans ses instructions aux missionnaires qu’il envoyait