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leurs monastères les assauts des musulmans. Encore plus sécularisés que les moines, les popes ont rejeté la longue barbe et la toque noire qu’ils doivent porter dans les autres pays serbes ; ils se rasent, comme les guerriers, le menton et la moitié du crâne, et ne se distinguent pas de leurs ouailles par un costume particulier. Présens à tous les combats, ils prennent part même aux faïdas entre familles ; mais, comme l’église défend à ses ministres de verser le sang, ils préfèrent, comme nos anciens évêques féodaux, exciter les combattans ou assommer l’ennemi, au lieu de le frapper avec des armes tranchantes. En guerre, chacun emporte avec soi les vivres et les munitions qu’il s’est achetées lui-même. Les magasins de poudre que le vladika tient en réserve ne s’ouvrent au peuple que dans les cas de besoin pressant. On accuse les tsernogortses d’être poussés aux combats par le seul amour du pillage. Sans doute les pauvres font souvent la tcheta en pays turc pour se procurer des troupeaux et de l’argent ; mais en revanche les hommes riches font leurs expéditions sans autre but que celui d’acquérir de la gloire en servant leur pays.

Les mœurs des femmes se ressentent fortement de l’état social où elles vivent. Compagnes assidues des guerriers, elles prétendent se reconnaître dans le portrait que trace la chanson suivante :

LA TSERNOGORTSE.

« Un haïdouk se lamente et crie sur la montagne : Pauvre Stanicha, malheur à moi qui t’ai laissé tomber sans rançon[1] ! Du fond de la vallée de Tsousi, l’épouse de Stanicha entend ces cris et comprend que son époux vient de périr. Aussitôt, un fusil à la main, elle s’élance, l’ardente chrétienne, et gravit les verts sentiers que descendaient les meurtriers de son mari, quinze Turcs, conduits par Tchenghitj-aga. Dès qu’elle aperçoit Tchenghitj-aga, elle le met en joue et l’abat raide mort. Les autres Turcs, effrayés de l’audace de cette femme héroïque, s’enfuient et la laissent couper la tête de leur chef, qu’elle emporte dans son village. Bientôt Fati, veuve de Tchenghitj, écrit une lettre à la veuve de Stanicha : « Épouse chrétienne, tu m’as arraché les deux yeux en tuant mon Tchenghitj-aga ; si donc tu es une vraie Tsernogortse, tu viendras demain seule à la frontière, comme moi j’y viendrai seule, pour que nous mesurions nos forces, et voyions qui de nous deux fut la meilleure épouse. » La chrétienne quitte ses habits de femme, revêt le costume et les armes enlevés à Tchenghitj, prend son iatagan, ses deux pistolets et sa brillante dcheferdane (carabine), monte le beau coursier de l’aga et se met en route à travers les sentiers de Tsousi, en criant devant

  1. C’est-à-dire sans vengeance.