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REVUE DES DEUX MONDES.

Sont cruelles toujours et rien ne leur plaît, comme
De jouer avec l’ame et la douleur d’un homme…
Mais pardon ; vous souffrez…, je vous parle de moi,
Mon Dieu, quand je devrais, à genoux devant toi,
Ne point contrarier ta fièvre et ton délire,
Et te baiser les mains, et te laisser tout dire.

« Ta fièvre… » Il est vrai, Regina meurt à seize ans d’un mal inconnu et sans remède. Assise dans un fauteuil, auprès d’une croisée ouverte, elle dit un adieu mélancolique aux prés, aux bois, au soleil, aux hirondelles qui partent et qu’elle ne reverra pas. Mourir si jeune et aimée ! Elle demande à son amant, comme elle ferait à Dieu, de la sauver. Otbert essaiera. Il y a dans le burg une vieille esclave nommée Guanhumara ; cette femme l’a élevé, lui sans parens, et l’a introduit comme archer dans le château. Elle possède des philtres infaillibles pour tuer ou guérir. Otbert l’implore ; elle promet au jeune homme la vie de sa maîtresse, mais à une condition : il servira sa vengeance ; il tuera, la nuit prochaine, l’homme qu’elle désignera, sans discuter, sans hésiter, sans regarder.

Quelle est cette femme ? Quelle injure a-t-elle soufferte ? Qui veut- elle punir ? Guanhumara est cette même femme corse, cette Ginévra qu’il y a soixante ans, Fosco et Donato se sont disputée, et que Fosco a vendue les fers aux pieds. Après bien des courses lointaines, la vieille Corse est revenue dans le burg du comte Job ; c’est elle, il y a vingt ans, qui lui enleva Otbert, son dernier né : aujourd’hui elle veut faire périr le père par la main du fils. Rien n’égale l’implacable haine de cette ame ulcérée par tant d’années de souffrances. Savez-vous ce qui rend si belle cette terrible figure, que le poète semble avoir empruntée des Euménides ? C’est qu’elle est l’énergique personnification de la plus mortelle ennemie de la société féodale : Guanhumara n’est pas seulement une esclave irritée ; cette femme hideuse et maudissante, c’est l’Esclavage :

De durs anneaux de fer dans ma chair sont scellés,
Vingt maîtres différens, moi, malade et glacée,
Moi, femme, à coups de fouet, devant eux m’ont chassée !
Maintenant, c’est fini, je n’ai plus rien d’humain,
(Mettant la main sur son cœur.)
Et je ne sens rien là quand j’y pose la main.
Je suis une statue et j’habite une tombe ;
J’arrive, pâle et froide, en ce château perdu,