Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 1.djvu/111

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
105
LA RUSSIE.

deux jeunes tsars. Nous descendîmes le long d’une magnifique rue qu’on appelle la rue des Jardins, et qui justifie on ne peut mieux ce titre idyllique. À droite et à gauche s’étendent des rideaux d’arbres fruitiers, des vergers, des parterres, des balcons chargés de fleurs, et des maisons qui disparaissent derrière des rameaux de verdure. On se croirait sur les bords de la Loire, et l’on est en pleine Moscovie. Un peu plus loin apparaissent les grands édifices de la couronne et les riches hôtels de la noblesse, puis le pont des Maréchaux, jadis occupé par des ateliers de charrons et des enclumes de forgerons, maintenant envahi presque tout entier par les boutiques les plus coquettes, les marchandes de modes et de parfumerie, les gravures d’Angleterre et la librairie parisienne. De prime-abord ainsi, on a passé par plusieurs sphères, qui se mêlent l’une à l’autre sans se confondre, par le quartier du peuple, de l’aristocratie, de la bourgeoisie aisée, de la colonie française, et l’on est à quelques pas du Kremlin.

C’était le Krernlin que je voulais visiter avant tout. J’y allai avec un homme du pays qui, chemin faisant, me racontait avec un orgueil patriotique les différentes phases de l’histoire de la vieille forteresse, les noms qui l’avaient illustrée, les tsars dont elle fut le palais, les empereurs qui y avaient reçu leur couronne. Je l’écoutais d’une oreille distraite, songeant à cet autre empereur dont il ne parlait pas, et dont je voyais planer devant moi la grande image. C’était là qu’il s’était arrêté dans sa marche gigantesque, c’était dans cette enceinte qu’il avait reposé sa tête sous le poids de ses larges conceptions et de ses sombres pressentimens ; c’était du haut de ces remparts qu’il avait vu l’incendie inonder son refuge, dévorer sa conquête. Ces vieux murs avaient tressailli à son approche, et cette ville s’était dépeuplée devant lui comme autrefois les champs de l’Italie devant le cheval d’Attila. Non, jamais on ne vit une telle époque, et jamais un théâtre si funèbre ne s’ouvrit pour une scène si désastreuse. Quel poète pourrait peindre le lugubre silence de ces rues désertes où notre armée entrait toute couverte encore de la glorieuse poussière de la Moskowa, s’attendant à voir venir au-devant d’elle une population suppliante, et ne trouvant pas même un enfant pour lui montrer le chemin de son capitole ? Qui pourrait dire l’effroi subit, le tumulte, la consternation de nos malheureux frères, quand des mains invisibles lancèrent tout à coup, au milieu de la nuit, des brandons enflammés dans l’intérieur des maisons, quand l’incendie éclata de toutes parts, débordant comme un torrent, et faisant de cette cité, naguère encore si belle et si calme, un immense bûcher, une sépulture de cendre et de feu ? Avec quelle émotion j’ai franchi les portes de ce château qui fut honoré de tant de gloire et qui abrita une si haute et si terrible destinée ! Tous ses vieux souvenirs, ses siècles d’éclat et de prospérité, s’effaçaient devant cette apparition de quelques jours, qui vivra tant qu’il y aura une main pour écrire l’histoire, une oreille pour l’entendre, une mémoire pour la recueillir. Il me semblait que chacune des pierres sur lesquelles je posais le pied, chacune de ces façades et de ces coupoles, devait garder les traces de cette époque ineffaçable, et me raconter quelque épisode de ce désastre