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LA RUSSIE.

on ne trouve plus qu’un chemin raboteux, inégal, coupé par de profondes ornières où l’on risque à tout instant de briser son léger droschki. C’est encore là un de ces contrastes qui ne se voient qu’en Russie, une ville riche et grandiose, et à quelques pas des plus belles rues un chemin auquel la plus pauvre de nos communes n’oserait pas donner le nom de chemin vicinal.

La montagne des Moineaux n’est pas une montagne. C’est tout simplement un plateau aride et nu, bordé çà et là de quelques bouquets d’arbres, assez élevé cependant pour que de là on puisse, d’un coup d’œil, embrasser toute la plaine qui entoure Moscou et la vieille cité des tsars avec son immense amas de maisons, ses centaines d’églises, de palais, de couvens, ses clochers pareils à des minarets, ses globes étincelans, ses hautes croix rayonnant dans l’air, ses coupoles dorées qui miroitent au soleil, ses dômes bleus et étoilés et ses larges toits peints en vert. Quelle ville ! On dirait une mer d’édifices ; les teintes austères du Nord, l’éclat de l’Orient, les flèches élancées du moyen-âge, les terrasses de l’Italie, les remparts séculaires et les rideaux de verdure se marient, se croisent, et de tous les côtés attirent la pensée et charment les regards.

Une seule chose dépare cette cité si richement ornée par les hommes et si bien dotée par la nature, c’est l’insuffisance de ses eaux. « Voyez, disait un jour un naïf observateur des choses humaines, voyez comme la Providence est sage et prévoyante ; partout où il y a une grande ville, elle a fait passer un grand fleuve. La Providence n’a pas été si libérale pour Moscou, elle ne lui a donné que trois rivières dont deux pourraient fort bien s’appeler des ruisseaux et dont la troisième, la Moskwa, n’est nullement en proportion avec l’innombrable quantité de constructions qui borde ses rives. Ces trois cours d’eau ne suffisent pas même aux besoins quotidiens des trois cent mille habitans de Moscou. Il a fallu, pour remplir chaque jour leurs théières et leurs tonnes de kvan, creuser des aqueducs et construire de profonds réservoirs.

Au pied de ce plateau d’où l’on contemple ainsi la ville aux vieux souvenirs, l’empereur Alexandre avait voulu faire élever un temple colossal en mémoire de la campagne de 1812. L’emplacement choisi pour cette œuvre commémorative était un terrain fangeux, entrecoupé de larges crevasses et entouré de sable. Avant d’oser y entreprendre le moindre travail de maçonnerie, il fallait dépenser des sommes considérables pour aplanir ce sol inégal, l’affermir, lui donner quelque consistance. Les gens experts trouvaient, à vrai dire, ce choix assez bizarre ; mais l’architecte avait vu en rêve, comme par une espèce de révélation, le plan de son édifice, et le lieu où il fallait l’élever. Situation, construction, ensemble, détails, tout dans l’aspect extérieur de ce monument, dans la disposition de ses colonnades, de ses fenêtres et de ses gradins, devait avoir un caractère symbolique. Alexandre, qui, comme on le sait, avait un penchant assez prononcé pour tout ce qui s’offrait à lui avec une certaine teinte de mysticisme poétique ou religieux, adopta le plan de l’architecte et vint lui-même en grande pompe poser la première pierre du nouveau temple dans le ravin qui lui était indiqué. Après