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CRISE DE LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE.

fester en elle. En même temps, comme si tout concourait à la même fin, le progrès des sciences nous montrait partout dans la nature la vie et la raison, c’est dire Dieu encore. Nous ne pouvons donc plus nous contenter du déisme ; il est irrévocablement dépassé. Nous avons le sentiment profond de l’immanence de Dieu. Or, l’idée d’un Dieu personnel a toujours, jusqu’ici, été mêlée de déisme. Il était donc naturel de n’en plus vouloir dans le premier effet de la réaction, et de se jeter dans l’excès contraire. Nous ne pouvons y demeurer ; nous cherchons un Dieu personnel et distinct du monde comme celui du déisme, et à la fois universel et immanent comme celui du panthéisme. Cette transformation des idées de Dieu, du monde et de leur rapport remue toutes les questions : elle est la crise qui agite et trouble aujourd’hui l’esprit européen.

Je reviens à Hégel. Son système régna bientôt en Allemagne. Il était d’autant plus difficile de ne pas l’accueillir qu’il était l’inévitable conclusion de ceux qui l’avaient précédé. Les systèmes de Kant, de Fichte, de M. Schelling, se déduisent les uns des autres et ne forment, en un sens, qu’un système unique. Fichte ne fait que porter à leurs extrêmes conséquences les principes de Kant, et M. Schelling ceux de Fichte. Toutes ces philosophies se succèdent comme les momens divers d’une même méditation qui se termine au panthéisme de Hégel. C’était comme un bloc de marbre que tous ces maîtres de la pensée avaient sculpté : le dernier coup de ciseau venait d’être donné, la statue était achevée, elle était parfaite ; seulement elle avait pour piédestal le tombeau de toutes nos croyances. Ce fut une grande tristesse quand on s’en aperçut, mais on fut loin de le voir tout de suite. On alla même jusqu’à saluer, dans la nouvelle philosophie, le messager de paix qui conciliait la foi et la raison. Cela peut surprendre ; mais on est, en Allemagne, aussi lent à prévoir les conséquences d’un système que subtil s’il s’agit de remonter aux principes des choses. On y a un désintéressement de la pensée aisément crédule, avec cela un tel désir de science, un si profond instinct religieux, un si vif besoin de les unir, qu’on est toujours prêt à se flatter d’y avoir réussi. La mysticité qu’affecte le langage de Hégel aidait encore à l’illusion. L’idée en soi ou la logique était le Père, le monde le Verbe, leur union le Saint-Esprit ; la chute, le relèvement, l’incarnation, rien ne manquait, pour qui se laisse prendre aux mots. On croyait voir un terme au long divorce de la théologie et de la philosophie. Kant, le père du rationalisme, avait