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de Saint-Martin, nommé Eckhart, mais sans se plaindre de Gutenberg[1].

Cette nouvelle invention qui avait déjà dévoré sa fortune et qui doit en dévorer deux autres, cet art magique, c’est l’imprimerie. En dehors de la ville, près de Saint-Arbogast, dans une maison isolée, s’était réfugié l’alchimiste, qui travaillait seul, et que ses associés visitaient. Il est facile de se le représenter dans cette antique maison allemande, au fond d’une grande cave de pierre de taille rose comme toutes les pierres du bord du Rhin, la robe de chambre fourrée sur les épaules, le bonnet fourré sur les yeux, assis près de sa forge et cherchant, non comme le croyait le vulgaire, et comme Nicolas Flamel ou Angelo Catho, les figures genethliaques et la sixième maison du zodiaque, mais bien le grand arcane, l’imprimerie, l’infini donné à la pensée de l’homme. Avec l’argent de ses associés, il avait inventé beaucoup de choses, comme le prouvent les titres originaux. André Schultheiss, charpentier, lui avait fabriqué un pressoir à vis, et la machine qui fait le vin devait graver les paroles. Il avait des formes contenant quatre pages et composant l’in-4o ; il avait des lettres mobiles de plomb, non encore fondues peut-être, mais gravées. Ainsi le gentilhomme de vingt-huit ans a été du connu à l’inconnu, comme Christophe Colomb. Il a beaucoup vaincu, et il a encore beaucoup à vaincre. Le plomb était trop mou et ne marquait pas. L’acier était trop dur, trop cassant, et coupait le papier. Le bois, trop facile à s’user, donnait des empreintes auxquelles la netteté manquait. Les métaux sans alliage n’avaient aucun moelleux, et la difficulté de la taille était extrême pour donner aux caractères cette égalité et cette pureté qui charment et reposent l’œil. Les gulders des associés s’en allaient. Mais ce qui a dû surtout retarder l’invention, et c’est encore là une remarque qui n’a pas été faite par des hommes infiniment plus savans que nous, c’est un défaut, un défaut de race, un défaut du temps, l’orgueil de Gutenberg.

Croit-on que le gentilhomme industriel qui le premier réalisa la phrase de Cicéron, vainement semée dans le champ de seize cents années, surveillât en personne ses ouvriers, son atelier, son entreprise, comme un gentilhomme ou un prince le feraient aujourd’hui ?

  1. Voyez les dépositions de Schultheiss, de Sidenneger et du curé Eckhart. Celle de la mercière Barbara et sa conversation avec Dryzehn pendant une nuit (uffein nachtalterleye) est aussi fort curieuse. Il aurait fallu un volume pour justifier tous les faits et toutes les assertions du texte.