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distributrice des faveurs de la mode. Dans nos derniers temps, elle a voulu davantage encore ; elle a réclamé pour ses mains débiles la charrue, le glaive, la hache, le timon d’un vaisseau, le portefeuille d’un ministre et le pénible gouvernement des sociétés.

Cette ébauche ardente de civilisation qu’on appelle l’Amérique septentrionale a donné à la femme une situation intermédiaire. Là, elle essaie, mais en vain, d’imiter les aristocraties d’Europe, et de conquérir les élégances, les recherches, le bon ton, auxquels les vieilles sociétés sont accoutumées ; imitation factice et ridicule, parodie qui ne peut réussir. Une société jeune et marchande n’a pas assez de temps pour disposer de ses balles de coton et défricher ses forêts.

Il faut que l’Amérique attende encore ; quand elle aura du loisir, elle trouvera une littérature et des arts, et ce produit exquis et singulier d’une civilisation extrême, la femme du monde, y apparaîtra. On s’est beaucoup élevé contre les oisifs, les improductifs, les hommes de loisir. Sans ce loisir et cette oisiveté, il n’y a pas de poésie, de style, d’art, d’élégance, pas même de méditation et de pensée. Ces fleurs n’éclosent que dans la parfaite abstraction de tous les soins matériels. Sans préconiser l’esclavage antique, on peut dire que la grande beauté artistique de la civilisation grecque ne s’est développée avec tant de force et tant d’éclat, avec une aussi féconde et une aussi facile splendeur, que grace aux loisirs dont jouissaient les Épaminondas comme les Socrate, les Platon comme les Praxitèle. C’étaient des gentilshommes. Toute la partie inférieure et matérielle de la vie humaine était livrée aux esclaves. Leur soin, à eux, était de moudre ou de tisser. Les maîtres se chargeaient d’être de grands hommes, de grands écrivains ou de grands artistes. Malgré la loi du polythéisme, qui faisait de la femme la première esclave, on voyait au sein de cette civilisation singulière, dont nous n’avons plus aucune idée, les Aspasie et les Sapho s’élever tout à coup et partager la couronne des Pindare, des Anacréon et des Tyrtée.

L’Amérique actuelle, soumise à l’élément chrétien, immensément supérieur à l’élément païen, est par conséquent arrivée à une phase de civilisation bien plus haute ; mais elle est beaucoup moins avancée dans cette même phase des nations modernes que ne l’était, relativement aux nations antiques, la Grèce à l’époque dont nous parlons. Miss Martineau, cette femme philosophe, qui espéra trouver en Amérique le paradis de la philosophie et de l’indépendance ré-