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VOYAGEURS AUX ÉTATS-UNIS.

Ainsi s’établit une indépendance bizarre, qui assure à la femme certains droits inférieurs et maintient l’homme dans sa dure supériorité. Ainsi se formulent une liberté glacée, une indifférence mutuelle et la destruction presque définitive des affections vives et des attachemens durables. Je ne sais si la moralité y gagne ; plusieurs voyageurs prétendent le contraire, et miss Martineau est de ce dernier avis. S’il faut l’en croire, les mariages américains étant mercenaires, c’est-à-dire exclusivement fondés sur l’intérêt, la corruption secrète y abonde : corruption sans passion, débauche sans plaisir. Dans la Nouvelle-Angleterre, la plupart des femmes sont mariées à des vieillards qui seraient leurs pères ; partout la spéculation étouffe les sentimens du cœur ; tout est immolé aux règles de l’arithmétique. Miss Martineau, avec sa violence de femme, appelle cela une prostitution légale et se révolte amèrement contre « la sainteté du mariage profanée par l’intérêt. » Sans adopter les véhémences romanesques de la philanthrope, nous convenons sans peine qu’un pays où le désintéressement de l’amour n’existe pas, et où les plus ardentes émotions de la nature humaine sont étouffées par l’égoïsme, marche à une corruption froide, plus dangereuse peut-être que les excès de la passion et des sens.

Un résultat collatéral de cet anéantissement des rapports entre les deux sexes, c’est l’anéantissement du ménage et de la famille. On va loger dans un hôtel garni. Le mari court à ses affaires, la femme reste dans son boudoir. On dîne à table d’hôte, et cette vie commune, sans domicile, sans abri, sans foyer domestique, cette vie errante et à vol d’oiseau ne déplaît à personne. Les hôtels garnis contiennent quelquefois jusqu’à cinquante ménages, si l’on peut appeler ainsi la réunion accidentelle d’un homme et d’une femme qui se rencontrent à peine deux fois par jour, à dîner et à déjeuner. On comprend quelle doit être l’éducation des jeunes personnes qui passent leur vie dans ces parloirs encombrés ou assises à ces tables entourées de convives de tant d’espèces différentes ; la vie d’hôtel garni doit produire sur elles le même effet que la vie d’estaminet produit sur les hommes. D’ailleurs il est difficile d’avoir un ménage dans un pays où rien n’est plus rare qu’un domestique ; le mot même n’existe pas. Cette personne, que vous payez et que vous appelez votre help, votre appui, accompagnera sa maîtresse à l’église, vêtue d’une robe de soie, avec un chapeau à plume, ou elle se placera derrière sa chaise à table, coiffée en cheveux avec une couronne de roses et un peigne d’or. « J’en ai