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REVUE MUSICALE.

bran emporta pour jamais avec elle tous les secrets de son inspiration. Peut-être la Grisi n’est-elle une aussi charmante cantatrice que parce qu’elle n’éprouve aucune tentation de se lancer à travers les combinaisons hétéroclites de ce style romantique, dont Mme Viardot abuse tant. Soprano flexible et pur, elle chante comme l’oiseau gazouille avec la voix que lui a donnée la nature, et ce n’est pas nous qui le lui reprocherons. Pour en revenir à la Gazza, jamais on n’imaginerait que le beau rôle de la Ninetta puisse paraître si froid et si décoloré ; les endroits même où il semblerait que la voix de Mme Viardot doive se produire avec avantage passent inaperçus. Ainsi, après l’échec de la cavatine, tout le monde s’attend à la voir prendre sa revanche dans le petit trio : O Nume benefico : d’où vient que la cantatrice manque aussi cette occasion ? Les notes graves dont il abonde, écrites pour la Camporesi, sont bien faites cependant pour mettre en évidence les belles parties d’une voix de contralto. Dans sa fureur d’intervertir les registres, on dirait que Mme Viardot réserve spécialement ses cordes basses pour les cantines de soprano. Donnez à Mme Viardot un air de la Sontag ou de la Grisi, et vous pourrez être sûr que le contralto, bon gré mal gré, y va jouer son rôle ; mais si par hasard quelque passage grave se rencontre, cette voix, qui s’enflait à plaisir tout à l’heure, s’efface tout à coup, et vous ne l’entendez plus. Nous ne parlerons pas du magnifique duo de la prison : O cielo rendi mi il caro bene ; Mme Viardot et M. Corelli s’y maintiennent tous deux à la même hauteur, et c’est à ne pas soupçonner que cette musique soit la même qui provoquait jadis de tels enthousiasmes lorsque l’ame inspirée de Davide et de la Malibran passait dans le chef-d’œuvre. Quant à la prière de la fin, la Grisi la disait à ravir. Si l’on s’en souvient, il y a quelque dix ans, les prières étaient assez de mode au Théâtre-Italien. Depuis, les scènes de démence les ont remplacées. Mais, à une certaine époque, Lucia, Linda, Elvira, toutes ces chères folles d’aujourd’hui, n’auraient pas su mourir sans joindre leurs blanches mains et se recueillir à genoux. La Grisi chantait cette prière à mezza-voce, ou plutôt elle la murmurait de ce son de voix indéfinissable qui est pour l’oreille ce que le clair-obscur est pour les yeux. À peine si, en terminant, elle ajoutait une cadence ; c’était une merveille que ce morceau tel que la Grisi le chantait à cette époque. La Pasta soupirait divinement la prière d’Anna Bolena, mais la mezza-voce de la Pasta avait quelque chose d’étouffé ; la mezza-voce de la Grisi, au contraire, était douce et pure, d’une limpidité, d’une transparence cristalline. Dans l’adagio que chante Ninetta lorsqu’on vient de l’arracher à l’échafaud : Queste grida di letizia, dans ce cri qu’elle pousse un moment après : Dove, mio padre ? vive ? che fà ? elle trouvait des élans de voix pathétiques, de chaleureux accens que Mme Viardot semble ne pas même soupçonner. Et le couplet final : Ecco cessato il vento, avec quelle hardiesse brillante elle l’enlevait ! comme elle jetait avec aisance les belles notes pleines et franches de sa voix ! La Grisi avait alors une façon de prononcer merveilleuse, et sur ces dernières paroles de la Ninetta : Salvi