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château perché sur la côte, à un quart de lieue de Bignic, et s’y retirèrent avec Joseph, le petit Hubert et cinquante mille livres de rente. Depuis la déroute de Russie, on n’avait pas eu de nouvelles de Jean, l’aîné de la famille, et l’on avait tout lieu de croire qu’il avait succombé dans ce grand désastre. Les Legoff se consolaient en voyant le dernier-né pousser à vue d’œil. Mais il y avait à peine deux ans que ces braves gens étaient installés dans leur bonheur, lorsqu’un coup terrible les frappa. Le vieux pirate se plaisait à faire de petites excursions en mer avec son plus jeune fils. Un jour que leur chaloupe avait gagné le large, un ouragan furieux s’éleva, et dès-lors on n’entendit plus parler ni du père ni de l’enfant ; tous deux furent engloutis par les flots.

On peut juger du désespoir des trois frères ; rien ne saurait peindre la désolation de Joseph, qui, ayant élevé lui-même son jeune frère, le regardait comme son enfant. Le ciel leur réservait une indemnité. À quelque temps de là, un soir qu’ils étaient assis tous trois devant la porte de leur habitation, et qu’ils s’entretenaient tristement de la perte récente, un pauvre diable s’approcha d’eux, mal vêtu, presque nu-pieds, appuyé sur un bâton d’épine. Une barbe épaisse cachait à moitié son visage ; bien que jeune encore, il semblait courbé sous le fardeau des ans. Les trois frères le prirent d’abord pour un mendiant, et Joseph s’apprêtait à lui donner l’aumône. Lui cependant, après les avoir contemplés en silence, leur dit d’une voix émue : — Ne me reconnaissez-vous pas ? — À ces mots, six grands bras s’ouvrirent pour le recevoir. C’était Jean qui revenait du fond de la Russie, où on l’avait retenu prisonnier. On lui conta tout d’abord ce qui s’était passé durant son absence ; aussi la joie du retour fut-elle mêlée d’amertume.

Voici donc nos quatre frères réunis sous le même toit, riches, heureux, n’ayant plus qu’à jouir d’une fortune qui ne doit rien qu’à l’Angleterre ; sous ce même ciel qui les a vus naître pauvres et grandir nécessiteux à l’abri du chaume rustique, les voici dans un vieux château seigneurial, maîtres de céans, rois sur cette côte, le long de laquelle ils jetaient autrefois leurs filets et récoltaient le goëmon. Toutefois l’ennui ne tarda pas à les visiter, ni leur intérieur à devenir moins aimable qu’on ne se plairait à l’imaginer.

Comme trois rameaux violemment détachés de leur tronc, Christophe, Jérôme et Joseph ne s’étaient pas relevés du désastre qui avait emporté d’un seul coup la souche et le rejeton de la famille. Cette sombre demeure, que n’égayait plus la verte vieillesse du père ni