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quement la séance et se retirèrent chacun dans sa chambre, laissant Joseph sous le coup de foudre qu’il venait lui-même d’attirer sur sa tête.

À partir de ce jour, les trois Legoff ne lui laissèrent pas un instant de répit. Vainement il objecta ses goûts, ses habitudes, sa nature timide, ses vœux de chasteté, sa santé délicate, sa constitution débile, Christophe, Jérôme et Jean se montrèrent impitoyables. Après l’avoir harcelé et traqué comme une bête fauve, ils l’attaquèrent par ses bons sentimens ; ils lui donnèrent à entendre qu’il tenait leur salut entre ses mains, et qu’il en répondrait désormais devant Dieu et devant les hommes. Ils le prirent aussi par sa vanité, car, pareille au fluide invisible qui réchauffe le monde et qu’on retrouve partout, dans le silex et jusque sous la glace, la vanité se faufile dans les esprits les moins accessibles ; il n’en est pas qui n’en recèle au moins un ou deux grains. Ils lui démontrèrent que, par son éducation autant que par ses manières, il était le seul de la famille qui pût légitimement prétendre à un mariage honorable, en rapport avec leur position. Poussé à bout, il consulta le curé de Bignic, qui lui fit de beaux discours, et lui enjoignit, au nom de Dieu, de se sacrifier pour les siens. Dès-lors, Joseph n’hésita plus ; il se décida, nouveau Curtius, à se jeter, pour sauver ses frères, dans le gouffre du mariage qu’il avait lui-même imprudemment ouvert sous ses pas.

En ce temps-là, aux alentours de Bignic, dans une ferme isolée qu’elle faisait valoir, vivait seule, sans parens, sans amis, Mlle Maxime Rosancoët. C’était une austère et pieuse fille de trente-deux ans ; elle avait quelque fortune, elle avait eu jadis quelque beauté. Il n’est point rare de trouver ainsi, en Bretagne, des filles de bonne maison qui se retirent dans leur ferme, aimant mieux vieillir et mourir dans le célibat que mésallier leur cœur et leur esprit. Comme celle-ci allait, tous les dimanches, entendre la messe à Bignic, Joseph avait fini par la remarquer ; et comme elle était la seule femme qu’il eût remarquée durant sa vie entière, qu’en outre elle avait dans la contrée une grande réputation de sainteté et de bienfaisance, quand il fut question pour lui du choix d’une épouse, Mlle Rosancoët dut nécessairement se présenter à l’esprit de notre héros. Il avait été décidé au Coät-d’Or qu’on laisserait à la victime la liberté pleine et entière de choisir l’instrument de son supplice. Joseph ayant nommé Mlle Rosancoët, ils allèrent tous quatre la demander en mariage. Ce fut Jean qui porta la parole ; mais, voyant qu’il s’embarrassait dans ses phrases, Jérôme l’interrompit et raconta