Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 1.djvu/576

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
570
REVUE DES DEUX MONDES.

nard. Quand l’heure fut venue de se rendre à la ferme de Mlle Rosancoët, on appela Joseph, qui n’avait point encore paru ; Joseph ne répondit point. On le chercha : point de Joseph ! Faut-il le dire ? au moment décisif, il avait senti son courage fléchir, ses forces chanceler. Il s’était échappé le matin, après avoir laissé dans sa chambre quelques lignes touchantes, par lesquelles il annonçait à ses frères qu’il n’avait pas l’énergie de consommer le sacrifice. Il les priait de lui pardonner et promettait de ne jamais reparaître devant leurs yeux. À cette nouvelle, le soldat et les deux marins se regardèrent d’abord d’un air consterné, puis éclatèrent en transports de rage et de colère. Le cas, à vrai dire, était embarrassant. Les paroles étaient engagées ; depuis plus d’un mois, il n’était question que de ce mariage dans tout le pays. Il s’agissait de sauver l’honneur des Legoff et de ne point porter atteinte à la réputation d’une Rosancoët. Mais que faire et comment s’y prendre ? C’est ce qu’aucun d’eux ne put imaginer.

— Je ne sais qu’un moyen, dit Jean en se frappant le front.

— Lequel ? demandèrent à la fois les deux frères.

— C’est qu’un de vous deux, répliqua Jean, remplace Joseph et épouse la demoiselle. En fin de compte, celui qui s’y résignera ne sera pas trop à plaindre ; entre nous, c’est un assez beau brin de femme.

— Puisqu’elle te plaît, que ne t’en arranges-tu ? dit Christophe.

— Pourquoi pas Jérôme ? répondit Jean.

— Pourquoi pas Christophe ? riposta Jérôme.

— Pourquoi pas Jean ? s’écria Christophe.

Chacun d’eux avait une excuse. Jean faisait valoir les rhumatismes qu’il avait gagnés en Russie, Jérôme un coup de sabre, Christophe un coup de feu, qu’ils avaient reçus l’un et l’autre à leur bord. Ainsi, durant près d’une heure, ils se renvoyèrent la pauvre fille comme une balle ou comme un volant, non sans accompagner cet exercice de blasphèmes contre Joseph, ni sans appeler sur sa tête toutes les malédictions de l’enfer. Cependant le temps fuyait : Mlle Rosancoët attendait.

— Eh bien ! s’écria Jean, que le sort en décide !

Aussitôt dit, aussi fait. Chacun écrivit son nom sur un carré de papier qu’il roula entre ses doigts, puis qu’il déposa dans la casquette de Christophe. Cette opération achevée, les trois frères croisèrent leurs mains droites sur l’urne fatale, et chacun s’engagea par serment à se soumettre sans murmurer à l’arrêt du destin. Jérôme ayant